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The Lion and the Eagle [Garth Ennis / P. J. Holden / Sylvain Savarin]

Quand j’y repense aujourd’hui, je me rends compte qu’à partir du moment où j’ai entendu parler de Garth Ennis, sa réputation d’être un scénariste féru de récits de guerre, en tant qu’auteur autant qu’en tant que lecteur, était déjà accolé à son nom. Une sorte d’épithète homérique, à l’instar de « l'ingénieux Ulysse» ou de «Zeus qui tient l'égide ». 
            La bande dessinée d’outre-Manche a sans aucun doute alimenté cet intérêt, voire l’a peut-être même déclenché ; elle a eu en effet une longue tradition de magazines de BD de guerre. 
Dernièrement d’ailleurs, le natif de Hollywood - en Irlande du Nord - s’est retrouvé aux commandes d’une relance, sous la forme de cinq numéros, du périodique Battle Picture Weekly, jumelé pour le coup avec le célèbre Action [Pour en savoir +], sous le titre de ….. Battle Action
Et c’est en vertu de l’un de ses scénarios de guerre – Le Soldat inconnu1998 – qui est pour moi ce qu’il a fait de mieux, que je garde toujours un œil sur ce qu’il écrit, malgré une balance plutôt en sa défaveur. 
            Ceci étant dit, place à l’histoire du jour : « The Lion and The Eagle », un titre (dont je me demande pourquoi il n’a pas été traduit) qui fait référence au Chinthe, une créature mythologique birmane - un genre de griffon, qui donnera son nom à une unité militaire, les Chindits. Dont la bande dessinée écrite par Ennis donc, & dessinée par P.J. Holden va fort opportunément retracer une parenthèse opérationnelle douloureuse. 
            La différence fondamentale entre les Chindits et d’autres unités dont le but est la reconnaissance derrière les lignes ennemies, qu’il convient alors de harceler ; comme le Long Range Desert Group ou le SAS, tient essentiellement à une question d’effectif. 
Les Chindits ne sont pas des commandos comme les susdits - c’est-à-dire des petits groupes d’hommes, mais de grandes unités conventionnelles, positionnées, ravitaillées et le cas échéant évacuées par air. 
Vu comme ça, cela parait très prometteur. 
Las ! Les promesses n'engagent que ceux qui y croient. 
            « The Lion and the Eagle », est donc un recueil de 159 planches et cinq couvertures intérieures, encadré d’un incipit (extrait de The Road past Mandalay), signé John Masters – un militaire, alors lieutenant-colonel à titre temporaire, et qui assura le commandement de la 111e Brigade indienne pendant la seconde campagne de Birmanie
Ce dernier, comme le reconnait Garth Ennis dans sa postface (qui n’existe pas dans la publication originelle commercialisée de février à mai 2022, j’y reviendrai) déclare volontiers qu’il a été l’une de ses multiples sources de renseignements sur ce conflit méconnu, opposant alors l’armée britannique aux forces japonaise en Birmanie
Et il semble évident que les connaissances d’Ennis sur la chose militaire sont, si j’ose dire, de seconde main (j’y reviendrai aussi). 
            Toutefois, malgré ses sources, le scénariste américain n’est pas très prolixe sur celle qu’on appelle « l’armée oubliée » ; expression que prononce d’ailleurs son personnage principal – le colonel Keith Crosby – dont « The Lion and the Eagle » est le récit rétrospectif de ce qu’il a connu en Birmanie à partir de 1942, en plus d’une brève évocation de 1952. Sans oublier une encore plus brève incursion antérieure dans ses souvenirs, non datée, qui se déroule dans le nord du Pendjab
            Le projet d’Ennis est comme souvent, et ce n’est pas une critique, mais ceci expliquant sûrement cela, de raconter l’histoire d’une amitié, ici au gré des aléas d’un conflit armé. 
Il en profite aussi pour étriller l’Empire britannique, et monter son progressisme (attention : faux-ami). 
            D’entrée de jeu, par exemple, son narrateur et personnage principal, Keith Crosby donc, face à un officier chinois (dans ce qu’il est convenu d’appeler une épanadiplose), se fait mettre en boîte sans monter la moindre once de caractère. 
Le commandant (major dans la traduction, pour le coup fautive) lui rappelle par exemple les propos de Roosevelt à propos de l’Empire, ce à quoi Crosby aurait pu répondre comme Churchill alors hôte de la Maison-Blanche l’avait fait à Helen Reid - notoirement hostile à la pérennité de l’Empire britannique, invitée par Franklin Roosevelt : 
 « Avant toute chose, madame, il nous faut éclaircir un point : est-ce que nous parlons des Indiens bruns de l’Inde, qui ont grandement prospéré et se sont vertigineusement multipliés sous l’administration bienveillante de la Grande-Bretagne ? Ou bien est-ce que nous parlons des Indiens rouges d’Amérique, dont je crois savoir qu’ils sont en bonne voie d’extinction ? ».
Mais non, Crosby laisse l'officier chinois ironiser sur sa patrie. Je rappelle que l'on parle d'un officier supérieur de l'armée.
Plus tard, lors d’un repas qu’il prend avec le lieutenant Alistair Whitamor, un médecin qui lui doit la vie et avec qui il est devenu ami, celui-ci lui reproche d’être raciste sans que le colonel Keith Crosby ne s’en défende. 
Toute honte bue, en une douzaine de page, Garth Ennis a explicité son propos : Keith Crosby est un odieux raciste, mais il n’est pas le seul (sic), comme il s'en défendra lui-même, et la présence des anglais en Birmanie avait donc plus à voir avec la préservation de l’Empire que toutes autres considérations validées par la Seconde Guerre mondiale. 
G
arth Ennis fera même dire à son personnage, encore en face de cet officier chinois, mais huit ans plus tard (la fameuse épanadiplose) : « on n’aurait jamais dû y aller ». 
La scène est par ailleurs assez cocasse, connaissance la place que prendra l’autocritique dans la culture politique chinoise. Ce que ne peut ignorer Ennis. 
            Entre ces deux belles « déconstructions », c’est un muletier qui dira tout le bien qu’il pense de la présence des Britanniques en Birmanie
Le scénariste confirmera à ce moment-là son parti pris idéologique, et prouvera sa méconnaissance du fonctionnement de l’armée. 
En effet, l’armée n’est pas une démocratie, et à force de vouloir faire parler des hommes du siècle dernier avec les mots du wokistant d’aujourd’hui on en perd son latin. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le seul à avoir la tête sur les épaules est l’havildar-major (sergent-chef) Singh. Lequel, avec les Gurkhas, est un digne représentant du mythe des « races guerrière », héroïques. Difficile de croire que Garth Ennis valide cette essentialisation raciste, mais ce sont les paradoxes (pour rester poli) du wokisme 
Ennis fera même dire à son personnage, notez l'aporie du procédé, qu'il y a des personnes, « au nom desquelles » il « ne pouvait pas parler en toute légitimité ». [Sourire] 
            Et ce n’est pas comme si la colonisation n’avait pas concerné la quasi-totalité des peuples de la planète entière, à un moment ou à un autre. 
Mais en bon progressiste, Garth Ennis ne fait que le procès des occidentaux. 
C'est vrai que la Chine, la Birmanie ou Myanmar, voire l'Inde ont des leçons à donner à l'Occident.
En outre, Garth Ennis, né en Irlande du Nord vit actuellement aux États-Unis, pays dont il a pris la nationalité, et qui pourtant s’est construit sur une colonisation forcenée. Lui-même a du reste, profité sans état d’âme de la « British Invasion » de la bande dessinée américaine. Comme je le dit souvent, le communisme c'est la lutte des classes, le wokisme la lutte des places. Et si le natif d'Irlande du Nord n'a plus besoin de s'en faire une, la demande constant de pureté du progressisme demande toujours de prouver son allégeance.   
            Or donc, entre un numéro de vertu ostentatoire plutôt pénible, et quelques lourdes pincées d’anachronisme, que vaut, comme on dit maintenant, « The Lion and The Eagle » ?
            Eh bien côté dessin, P. J. Holden s'en sort très bien.
À l'aise quelque soit l'ambiance, il est capable de donner à ses personnages toute la gamme d'émotions qu'on est en droit d'attendre.
Les couleurs de Matt Milla soutiennent, sans rougir, l'excellence des planches de P. J. Holden.
Donc côté artistique, c'est du nanan !
            Reste donc le scénario, qui outre son parti pris idéologique pêche par son manque de repères chronologiques, et historiques.
Que faisaient les Chinois en Birmanie ? Qu'y faisaient les Britannique ? Pourquoi ? Quel(s) impact(s) ces opérations ont-elles eu sur le conflit mondial ? (liste non exhaustive).
Ennis ne glisse même pas une allusion au fait que, pour la première fois en opération, un hélicoptère a été utilisé en Birmanie
Et s'il mentionne l'utilisation de mules, en faisant passer son colonel pour l'idiot du village, je me demande si ce n'est pas pour - sournoisement - montrer que les britanniques étaient prêts à maltraiter des animaux pour la victoire. Mais que faisait PETA™ ? 
            Si Garth Ennis rate l'aspect historique de son récit, question divertissement - à moins d'être un wokiste pur sucre - difficile d'y trouver son compte. 
Son protagoniste n'a aucune personnalité, ni a fortiori aucun point de vue (même contestable), hormis bien sûr la doxa progressiste. C'est une sorte d'invertébré qui doit finalement sa survie au sacrifice de son sous-officier. Qui pour le coup endosse le stéréotype du « magical negro ».
Dans ce cas-là les stéréotypes sont kasher.
La postface, j'y reviens comme promis, tout en détaillant les sévices de l'armée japonaise, se montre très réticente à nuancer la présence britannique en Inde et en Birmanie
J'espère sincèrement qu’aucun anciens Chindits n'a lu cette BD. 
Même si du point de vue des faits historiques, le scénariste y met tout ce qui manque dans son histoire. 
Un bel aveu en quelque sorte !
            Au final c'est une double déception : Garth Ennis confirme son passage à 
« l'ennemi », et « The Lion and the Eagle » se révèle être une œuvre largement oubliable.  

Commentaires

  1. Bonjour Artemus,

    Un article passionnant de bout en bout, à la fois sur la relecture à base de déconstruction de cette unité et de leurs opérations, à la fois sur les limites de l'écriture de Garth Ennis quand il s'agit de rendre compte du côté ennemi. Cela m'avait marqué dans Forge, Valley forge (le dernier tome de la série Punisher MAX) : Ennis décide de dépeindre tous les soldats vietnamiens comme des monstres cruels se repaissant de la souffrance de leurs ennemis ; leur point de vue de peuple dont le territoire est envahi et occupé n’est jamais développé.

    En particulier, j'ai également beaucoup aimé tes deux petites remarques en passant :

    Ennis fera même dire à son personnage, notez l'aporie du procédé, qu'il y a des personnes, « au nom desquelles » il « ne pouvait pas parler en toute légitimité ».

    Et ce n’est pas comme si la colonisation n’avait pas concerné la quasi-totalité des peuples de la planète entière, à un moment ou à un autre.

    J'en profite pour te souhaiter une bonne et heureuse année 2024, pleine de bonnes lectures.

    Jean

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  2. Merci, et meilleurs vœux également.

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