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L'Art simple d'assassiner (Raymond Chandler - 1950)


Raymond CHANDLER ( 1888-1959)
Né à Chicago. Père architecte. Ses parents divorcent alors qu'il a sept ans. Sa mère, Irlandaise, l'emmène en Angleterre en 1896. Education à Dulwich College jusqu'en 1905. séjour d'un an en France. Détour par l'Allemagne, puis retour en Angleterre. Publie son premier poème à l'âge de dix-neuf ans.
Après avoir réussi le concours des Affaires étrangères, entre à l'Amirauté. démissionne au bout de six mois. Journaliste au Spectator et à la Westminster Gazette. Rentre aux Etats-Unis en 1912.
En 1914, il rejoint le Canada et "the Gordon Highlanders", régiment qui l'entraîne sur le front français. Retour en Californie en 1919. Reporter au Daily Express de Los Angeles, puis administrateur de petites sociétés de pétrolières. En 1924, il épouse Pearl Cecily Bowen, son aînée de dix-sept ans. La crise de 1929 le prive de son travail.
Il se met à lire des "pulps", et en conclut qu'écrire pour eux "serait le bon moyen d'écrire de la fiction tout en gagnant un peu d'argent en même temps".

Il publie sa première nouvelle dans Black Mask en 1933. Il connaît la renommée en 1939 avec son premier roman, The big sleep. Suivent Farewell my lovely (1940), The high window (1942), The lady in the lake (1943), The little sister (1949), The long goodbye (1953), Playback (1958). Il meurt en laissant inachevé un huitième roman : The poodle spring story. Huit romans, trois dizaines de nouvelles, six scénarios, l'oeuvre de Chandler, quantitativement parlant, n'est pas importante. (...) il se trouve être l'un des deux (l'autre étant Dashiell Hammett) plus grands auteurs de romans noirs, et Philip Marlowe, son personnage fétiche, le détective privé le plus célèbre de la littérature mondiale.

(...)

François Guérif (1980)   

... Un antiquaire littéraire d'une espèce assez particulière croira peut-être un jour utile de parcourir les collections de magazines policiers bon marché qui ont fleuri vers la fin des années 20 et le début des années 30, pour déterminer exactement comment, quand et par quels moyens le récit policier populaire s'est débarrassé de ses bonnes manières pour s’encanailler. Il lui faudra avoir l’œil vif et l'esprit ouvert. Le papier des magazines bon marché n'a jamais rêvé à la postérité et sa plus grande partie doit aujourd'hui présenter une couleur marron sale. Il faut vraiment avoir l'esprit bien ouvert pour passer outre aux couvertures nécessairement criardes, aux titres sans valeur et aux réclames à peine acceptables pour reconnaître l'authentique pourvoir d'une sorte d'écriture qui, même dans sa version la plus maniérée et artificielle donna à la plus grande partie de la fiction romanesque de l'époque un goût de consommé tiède dans un salon de vielles filles.
... Je ne crois pas que ce pouvoir tenait exclusivement à la violence, bien qu'il y eût beaucoup trop de morts dans ces histoires et que leur trépas fût célébré avec un souci plutôt trop tendre pour le détail. Il ne tenait certainement pas à la beauté de l'écriture, puisque toutes les tentatives dans ce sens aurait été gommée sans vergogne par les éditeurs. Il n'était pas non plus dû à une grande originalité de l'intrigue ou des personnes. La plupart des intrigues restées assez ordinaires et la plupart des personnages assez primaires. Il se peut que ce soit à cause du parfum de peu que ces histoires réussissaient à dégager. Les personnages vivaient dans un monde devenu fou, un monde où, longtemps avant la bombe atomique, la civilisation avait créé la machinerie de sa propre destruction, et apprenait à s'en servir avec tout le plaisir stupide d'un gangster qui essaie sa première mitraillette. La loi était quelque chose que l'on pouvait manipuler pour le pouvoir et pour le profit. Les rues étaient assombries par quelque chose de plus noir que la nuit. Le récit policier devint dur et désabusé à l'égard des motivations des personnages, mais il n'était pas désabusé pour ce qui concerne les effets de qu'il essayait de produire et les techniques conçues pour y parvenir. Quelques critiques sortant de l'ordinaire le reconnurent à l'époque et c'était tout ce que l'on pouvait espérer. Le critique moyen ne reconnaît jamais une oeuvre remarquable lorsqu'elle est produite. Il l'explique après coup, quand elle est devenue respectable.
... La base affective de l'histoire policière standard était, et a toujours été que le meurtre sera éclairci, et que justice sera faite. Ses bases techniques consistaient dans la relative insignifiance de tout à l'exception du dénouement final. Ce qui y conduit est plus ou moins un travail de liaison. Le dénouement justifie tout. En revanche la base technique des histoire de type Black Mask* donnait la primauté au décor sur l'intrigue, dans ce sens qu'une bonne intrigue était celle qui donnait de bonnes scènes. Le mystère idéal était celui qu'on lisait même si la fin manquait. Nous qui essayions d'en écrire avions le même point de vue que ceux qui faisaient des films. La première fois que je suis allé travailler à Hollywood, un producteur très intelligent m'a dit qu'on ne pouvait pas faire de film à succès à partir d'une histoire policière, parce que toute l'affaire se résumait à une révélation qui demandait quelques secondes à l'écran, au moment où le public cherchait déjà son chapeau. Il avait tort, mais seulement parce qu'il ne pensait pas à la bonne sorte de roman policier.         ... Quant à la base effective du roman "hard-boiled", manifestement on ne croit pas que le meurtre et que justice sera faite - à moins qu'un individu très déterminé n'en fasse une affaire personnelle et veille à ce que justice soit faite. Ces histoires parlaient d'hommes de cette sorte. Ils savaient se montrer durs, et leur tâche, qu'on les appelle officiers de police, détectives ou journalistes, était difficile et dangereuse. C'était un travail qu'on pouvait toujours trouver. Il y en avait à volonté autour d'eux. Il y en a toujours. Il ne fait aucun doute que leurs histoires comportaient un élément fantastique. Ce genre de chose arrivait effectivement, mais pas aussi rapidement, ni à des gens aussi proches, ni dans unes structure logique aussi serrée. C'était inévitable parce que l'on demandait constamment de l'action ; si on s'arrêtait pour penser, on était perdu. Au moindre doute, faites qu'un homme enfonce la porte, un revolver à la main. Bien que cela pût devenir bête, d'une certaine façon cela ne semblait pas importer. Un écrivain qui craint d'en faire trop est aussi inutile qu'un général qui a peur de se tromper.
... En jetant un regard rétrospectif sur mes propres récits, il serait absurde que je ne souhaite pas qu'ils eussent été meilleurs. Mais s'ils avaient été nettement meilleurs, on ne les aurait pas publiés. Si la formule avait été un peu moins rigide, une plus grande partie des écrits de cette période aurait peut-être survécu. Certains d'entre nous ont vraiment essayé de briser la formule, mais, en général, on se faisait prendre et nous retournions au travail. Dépasser les limites d'une formule sans la détruire est le rêve de tout écrivain de magazine qui n'est pas un incurable besogneux. Il y a des choses dans mes récits que j'aimerais changer, ou même carrément supprimer. Il paraît simple de le faire, mais si vous essayez, vous vous rendrez compte que vous ne le pouvez absolument pas. Vous ne ferez que détruire ce qui est bon sans exercer l'effet notable sur ce qui ne l'est pas. Vous ne parviendrez pas à recréer l'ambiance, l'état d'innocence, et encore moins le plaisir animal que vous aviez quand vous n'aviez pas grand-chose d'autre. Tout ce qu'un écrivain apprend de l'art ou du métier de la fiction ne fait que lui enlever un peu de son besoin ou de son désir d'écrire. À la fin, il connaît tous les trucs et n'a plus rien à dire.
... Quant à la qualité littéraire de ces documents, je suis en droit de supposer au vu du sigle d'un éditeur distingué que je n'ai pas besoin de me montrer d'une humilité écœurante. En tant qu'écrivain, je n'ai jamais réussi à me considérer avec cet énorme sérieux qui est l'une des caractéristiques éprouvantes de la profession. Et j'ai eu la chance d'échapper à ce qu'on a  appelé "cette forme de snobisme qui accepte la littérature de Distraction du Passé, mais seulement la littérature des Lumières du Présent." Entre l'humour monosyllabique des bandes dessinées et les subtilités anémique des littérateurs il y a un vaste domaine où le roman policier est ou n'est pas un point de repère important. Il y a ceux qui le détestent sous tous ses formes. Il y a ceux qui l'aiment quand il parle des gens gentils ("Cette charmante Mrs. Jones, qui aurait jamais pu penser qu'elle couperait la tête de son mari avec un couteau électrique ? Lui qui était si bel homme !") Il y a ceux qui pensent que violence et sadisme sont des termes interchangeables, et ceux qui considèrent le roman policier comme une sous-littérature à partir de critères aussi négligeables que le fait qu'elle ne prend habituellement pas les pieds dans des propositions subordonnées, une ponctuation trompeuse et des subjonctifs hypothétiques. Il y a ceux qui lisent seulement quand ils sont fatigués ou malades et, au vu du nombre de romans policiers qu'ils consomment ils sont certainement fatigués ou malades la plupart du temps. Il y a les aficionados de la déduction (avec lesquels j'ai eu des mots ailleurs) et les aficionados du sexe qui n'arrivent pas à comprendre, dans leur petite tête, que le détective de fiction est un catalyseur, pas un Casanova. Les premiers exigent un plan du Manoir de Greythorpe qui montre le bureau, la salle de tir, le grand hall et l'escalier ; sans oublier le couloir vers cette sombre pièce où le majordome aux lèvres minces astique en silence son argenterie géorgienne tout en écoutant murmurer le Destin. Les seconds pensent que la plus courte distance entre deux points va d'une blonde à un lit.
... Aucun écrivain ne peut plaire à tous, aucun écrivain ne devrait essayer. Les histoires de ce livre** ne voulaient certainement pas plaire à qui que ce soit dix ou quinze ans après leur rédaction. L'histoire policière est une sorte d'écriture qui n'a pas besoin de se fixer dans l'ombre du passé, et doit peu, sinon rien, au culte des classiques. Il est bien peu probable qu'aucun écrivain vivant produise un meilleur historique que Henry Esmond (W. M. Thackeray - 1852), une meilleure histoire pour enfants que The Golden Age (Kenneth Grahame - 1895), une photographie sociale plus aiguisée que Madame Bovary, une évocation plus gracieuse et élégante que The Spoils of Poynton (Henry James - 1897), une tapisserie plus vaste et plus riche que Guerre et Paix ou Les Frères Karamazov. Mais concevoir un mystère plus plausible que le Chien des Baskerville ou la Lettre volée ne devrait pas se révéler trop ardu. Aujourd'hui, il serait plutôt plus difficile de ne pas le faire. Il n'existe pas de "classiques" dans le cime ou sa découverte. Aucun. À l'intérieur de son cadre de référence, seule façon dont on doive le juger, un classique est une oeuvre qui épuise les possibilité de sa forme et ne peut guère être surpassée. Aucune histoire, aucun roman policier ne l'a encore fait. Peu nombreux sont ceux qui s'en sont approchés. C'est l'une des principales raisons pour lesquelles des personnes par ailleurs raisonnables continuent de se lancer à l'assaut de la citadelle.

* Black Mask : le magazine "pulp" le plus important des Etats-Unis, fondé par H.L. Mencken en 1920, repris par le capitaine Joseph T. Shaw en 1926, intégré au Ellery Queen's Mystery Magazine depuis 1953.
C'est dans le Black Mask que naquit le genre "hard-boiled", avec les débuts de Caroll John Daly, Frank Gruber, George Harmon Coxe, et surtout de Dashiell Hammett, de Horace McCoy, d'Erle Stanley Gardner, puis de Raymond Chandler lui-même. 

Traduction de Claude Gilbert. The Simple Art of Murder - 15/04/1950 - publié dans le Saturday Review    

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