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Le Prix du danger (Robert Sheckley)

LE PRIX DU DANGER

par Robert Sheckley
Le Prix du danger - Yves Boisset - 1983
Dès leurs premières apparitions sur le petit écran, les jeux télévisés ont captivé un large public. Ils permettaient au téléspectateur de satisfaire par personne interposée son goût du risque. Quelle est la chose ultime qu’un humain puisse risquer ? Sa vie, évidemment, ainsi que l’ont compris les producteurs du populaire programme imaginé dans le récit suivant.

RAEDER haussa prudemment la tête au-dessus du rebord de la fenêtre. Il vit l’escalier de secours et, en bas, une ruelle étroite. Dans la ruelle, il y avait une voiture d’enfant en mauvais état et trois boîtes à ordures. A cet instant, un bras couvert d’une manche noire sortit de derrière la boîte la plus éloignée, un objet brillant au poing. Raeder se baissa vivement. Une balle siffla par-dessus sa tête et troua le plafond, l’inondant de plâtre.
Maintenant il était renseigné sur la ruelle. Elle était gardée, tout comme la porte.
Il s’allongea sur le linoléum craquelé, les yeux fixés sur le trou que la balle avait percé dans le plafond, guettant les bruits derrière la porte. C’était un homme de grande taille, avec des yeux congestionnés et une barbe de deux jours. La poussière et la fatigue lui avaient creusé des rides dans la figure. La peur avait marqué ses traits, raidissant un muscle ici, faisant vibrer un nerf là. Le résultat était surprenant. Son visage avait du caractère maintenant, car il avait été remodelé par l’approche de la mort.
Il y avait un tueur dans la ruelle et deux autres dans l’escalier. Il était pris au piège. Il était pratiquement mort.
Oui, songeait Raeder, il remuait et respirait encore ; mais c’était seulement dû à l’incompétence de la Mort. La Mort en finirait avec lui dans quelques minutes. La Mort forerait des trous dans son corps, étalerait du sang avec art sur ses vêtements, disposerait ses membres dans quelque grotesque attitude de danse macabre…
Raeder se mordit les lèvres. Il voulait vivre. Il devait trouver un moyen.
Il se retourna sur le ventre et inspecta le local misérable où les tueurs l’avaient acculé. La pièce était un parfait petit cercueil. Elle avait une porte qui était gardée, et une issue de secours qui était surveillée. Plus une minuscule salle de bain sans fenêtre.
Il rampa jusqu’à la salle de bain et se redressa. Il y avait un trou dans le plafond. S’il arrivait à l’agrandir, à se hisser dans l’appartement du dessus…
Il entendit un coup sourd. Les tueurs s’impatientaient. Ils commençaient à défoncer la porte.
Il examina le trou du plafond. Inutile d’y songer. Il n’aurait pas le temps de l’élargir.
Ils ébranlaient la porte, grognant à chaque poussée. Bientôt la serrure céderait, ou les gonds s’arracheraient du bois pourri. La porte s’effondrerait, et les deux hommes au visage impassible feraient leur entrée, époussetant leur veste…
Mais quelqu’un allait l’aider, sûrement ! Il sortit de sa poche son minuscule poste de télévision. L’écran était brouillé, mais il ne s’attarda pas à mettre l’image au point. Le son était clair et parfaitement audible.
Il écouta la voix bien modulée de Mike Terry qui s’adressait à son vaste public.
«… très mal en point, disait Terry. Oui, mes amis, Jim Raeder se trouve dans une passe vraiment terrible. Il se cachait, vous vous en souvenez, dans un hôtel de troisième ordre de Broadway, sous un faux nom. Il semblait relativement en sécurité. Mais le groom l’a reconnu et a transmis le renseignement au gang Thompson. »
La porte gémissait sous les coups répétés. Raeder continua à écouter, les doigts crispés sur le petit poste de télévision.
« Jim Raeder a réussi de justesse à s’évader de l’hôtel. Talonné de près, il a pénétré dans une vieille maison de West End Avenue, au 156. Il avait l’intention de s’enfuir par les toits. Et il aurait pu réussir, mes amis, il avait une chance. Seulement la porte du grenier était verrouillée. Tout paraissait fini… Mais Raeder s’est aperçu que l’appartement 7 était accessible et vide. Il y est entré…»
Terry fit une pause dramatique, puis cria : «… et maintenant il y est pris au piège comme un rat ! Le gang Thompson défonce la porte ! L’issue de secours est surveillée. Notre équipe de cameramen, postée dans un immeuble voisin, vous donne un gros plan. Regardez, mes amis, regardez bien ! N’y a-t-il plus d’espoir pour Jim Raeder ? »
N’y a-t-il plus d’espoir ? répéta mentalement Raeder, ruisselant de sueur dans la petite salle de bain sombre et étouffante, l’oreille tendue vers le martèlement régulier contre la porte.
« Attendez ! cria Mike Terry. Tenez bon, Jim Raeder, tenez encore un peu. Peut-être y a-t-il de l’espoir quand même ! Je reçois à l’instant un appel urgent d’un de nos spectateurs, un appel sur la ligne du Bon Samaritain ! Voici quelqu’un qui pense pouvoir vous aider, Jim. Allô, Jim Raeder, êtes-vous à l’écoute ? »
Raeder attendit. Il perçut le bruit des gonds arrachés au bois pourri.
« Allez-y, monsieur, reprenait Mike Terry. Quel est votre nom ?
Heu… Félix Bartholomew.
Ne vous énervez pas, Mr. Bartholomew. Continuez.
Eh bien, Mr. Raeder, murmura une voix tremblante de vieillard, j’ai habité au 156 West End Avenue. Dans l’appartement où vous êtes coincé, Mr. Raeder… oui ! Écoutez, cette salle de bain a une fenêtre, Mr. Raeder. Elle a été recouverte de peinture, mais elle…»
Raeder enfouit son poste de télévision dans sa poche. Il repéra les contours de la fenêtre et donna un grand coup. Du verre s’éparpilla et la clarté aveuglante du jour se répandit dans le réduit. Il enleva les fragments de vitre restés accrochés au châssis et regarda vivement en bas.
Au fond d’une sorte de puits, une cour cimentée.
Les charnières cédèrent. Il entendit la porte s’ouvrir. Raeder enjamba vivement la fenêtre, resta un bref instant suspendu par le bout des doigts et lâcha.
Le choc fut étourdissant. Il se releva en titubant. Un visage apparut à la fenêtre de la salle de bain.
« Pas de chance », dit l’homme en se penchant pour viser avec soin de son calibre 38 à canon court.
A ce moment une bombe fumigène explosa dans la salle de bain.
La balle du tueur manqua son but. Il se retourna en jurant. D’autres bombes fumigènes explosèrent dans la cour, voilant la silhouette de Raeder.
Il entendait la voix de Mike Terry jaillir avec des accents frénétiques de son récepteur de poche.
« Sauvez-vous ! hurlait Terry. Courez, Jim Raeder, courez. Fuyez maintenant, pendant que les tueurs sont aveuglés par la fumée. Et merci au Bon Samaritain Sarah Winters, du 3412 Edgar Street, Brockton, Massachussetts, pour avoir fait don de cinq bombes fumigènes et avoir engagé un homme pour les lancer ! »
D’une voix plus modérée, Terry poursuivit :
« Vous avez sauvé une vie humaine, aujourd’hui, Mrs. Winters. Voulez-vous expliquer à nos spectateurs ce que…»
Raeder n’entendait plus. Il traversait à toutes jambes la courette pleine de fumée, au milieu des cordes à linge, et débouchait dans la rue.


* *


Il suivit la 63e Rue, le dos un peu voûté pour dissimuler sa taille réelle, trébuchant d’épuisement, étourdi par le manque de nourriture et de sommeil.
« Eh, vous là-bas ! »
Raeder se retourna. Une femme entre deux âges, assise sur le perron d’une vieille maison, le dévisageait.
« C’est vous, Raeder, n’est-ce pas ? Celui qu’on essaie de tuer ? »
Raeder s’apprêta à se remettre en marche.
« Entrez, Raeder », dit la femme.
C’était peut-être un piège. Mais Raeder savait, qu’il lui fallait faire confiance à la générosité et au bon cœur des gens, ses concitoyens. Il était leur représentant, une projection d’eux-mêmes, un citoyen moyen qui avait des ennuis. Sans eux, il était perdu. Avec eux, rien ne pouvait l’atteindre.
« Fiez-vous aux braves gens, lui avait dit Mike Terry. Jamais le peuple ne vous abandonnera. »
Il suivit la femme dans le salon. Elle lui dit de s’asseoir et quitta la pièce, pour revenir presque aussitôt avec une assiette pleine. Elle resta debout à le regarder manger, comme on regarde un singe du zoo grignoter ses cacahuètes.
Deux enfants sortirent de la cuisine et se plantèrent devant lui. Trois hommes en salopette émergèrent de la chambre et mirent en marche une caméra de télévision. Il y avait un gros récepteur de T.V. dans la pièce. Tout en avalant sa nourriture, Raeder regardait l’image de Mike Terry et écoutait sa voix sonore, sincère, soucieuse.
« Le voici, mes amis, disait Terry. Voici Jim Raeder prenant son premier vrai repas depuis deux jours. Notre équipe a dû travailler terriblement vite pour vous faire assister à cela ! Merci, mes enfants… Mes amis, Jim Raeder a trouvé un abri temporaire grâce à Mrs. Velma O’Dell, du 343, 63e Rue. Merci, Bon Samaritain O’Dell ! C’est merveilleux de voir combien de gens de toutes conditions s’intéressent à Jim Raeder !
— Vous feriez bien de vous dépêcher, dit Mrs. O’Dell.
— Oui, madame, répondit Raeder.
— Je ne veux pas voir jouer du revolver chez moi.
— J’ai presque fini, madame. »
L’un des enfants demanda :
« On ne va pas le tuer ?
— Tais-toi, ordonna Mrs. O’Dell.
Oui, Jim, psalmodia Mike Terry, vous devriez vous hâter. Vos tueurs courent sur vos traces. Ils ne sont pas bêtes, Jim. Mauvais, pervers, déments… oui ! Mais pas idiots. Ils suivent une piste sanglante… le sang tombé de votre main blessée, Jim ! »
Alors seulement Raeder s’aperçut qu’il s’était entaillé la main sur le châssis de la fenêtre.
« Donnez, je vais vous bander ça », dit Mrs. O’Dell.
Raeder se leva et se laissa bander. Puis elle lui mit en main une veste marron et un chapeau mou gris.
« C’est à mon mari, dit-elle.
Il a un déguisement, mes amis ! s’exclama Mike Terry d’un ton ravi. Voilà du nouveau. Un déguisement ! Avec sept heures encore devant lui avant d’être sauvé !
— Maintenant partez, dit Mrs. O’Dell.
— Je m’en vais, madame. Merci.
— Je trouve que vous êtes stupide, reprit-elle. Vous êtes stupide de vous être fourré dans une histoire pareille.
— Oui, madame.
— Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »
Raeder la remercia et partit. Il s’en alla vers Broadway, prit le métro jusqu’à la 59e Rue, puis changea en direction de la 86e. Là, il acheta un journal et monta dans le direct de Manhasset.
Il consulta sa montre. Il avait encore six heures et demie à jouer le jeu.


* *
*


Le métro passait en trombe sous Manhattan. Raeder somnolait, sa main bandée dissimulée sous le journal, le chapeau rabattu sur le visage. Ne l’avait-on pas déjà reconnu ? Avait-il réussi à semer le gang Thompson ? Ou bien quelqu’un était-il en train de leur téléphoner ?
Il se demanda rêveusement s’il échapperait à la mort. Ou bien était-il un cadavre astucieusement doté de mouvement, encore en circulation à cause de cette incompétence de la Mort ? (Mon cher, la mort est d’une lenteur, de nos jours ! Jim Raeder a marché pendant des heures après avoir succombé, et il a même répondu aux questions des gens avant d’être enterré décemment !)
Les paupières de Raeder se soulevèrent brusquement. Il avait rêvé quelque chose… de désagréable. Il ne pouvait se rappeler ce que c’était.
Il referma les yeux et se remémora, avec quelque surprise, une époque où il ne courait aucun danger.
Cela remontait à deux ans. Jeune, sympathique et taillé en force, il secondait un camionneur. Il n’avait aucun talent. Il était trop modeste pour avoir des ambitions.
Le petit camionneur au visage étroit en avait pour lui.
« Pourquoi ne pas tenter ta chance dans un spectacle de télévision. Jim ? C’est ce que je ferais si j’avais ta figure. On aime les types sympathiques qui sont des hommes moyens sans grand-chose en poche. Comme participants. Tout le monde aime les gens comme ça. Pourquoi ne pas essayer ? »
Il avait donc examiné la question. Le propriétaire du magasin de télévision local lui avait fourni de plus amples détails.
« Voyez-vous, Jim, le public est las des athlètes bien entraînés avec leurs réflexes parfaits et leur courage professionnel. Qui est-ce qui peut se faire de la bile pour des gars comme ça ? Qui peut s’identifier à eux ? Les gens veulent voir des spectacles sensationnels, bien sûr. Mais pas quand un type s’y taille un fromage de cinquante mille par an. Voilà pourquoi les sports organisés sont en discrédit. Voilà pourquoi les émissions à suspense ont la grande vogue.
— Je comprends, dit Raeder.
— Il y a six ans, Jim, le Congrès a voté la loi sur le suicide librement consenti. Ces vieux sénateurs ont beaucoup parlé de libre arbitre et de déterminisme personnel à l’époque. Mais tout ça, c’est du bidon. Vous savez ce que signifiait cette loi, au fond ? Que les amateurs pouvaient risquer leur vie pour le gros lot, et plus seulement des professionnels. Autrefois, il fallait être boxeur, footballeur, joueur de hockey patenté si l’on voulait se faire assommer légalement pour de l’argent. Mais maintenant c’est une chance qui est à la portée de n’importe qui, de gens comme vous, Jim.
— Je comprends, dit à nouveau Raeder.
— C’est une chance exceptionnelle. Tenez, vous par exemple. Vous n’avez rien de supérieur aux autres. Ce que vous pouvez faire, n’importe qui peut le faire à votre place. Vous êtes ordinaire. Je crois que les émissions à suspense vous engageraient. »
Raeder se laissa aller à rêver. Les émissions de télévision semblaient une voie sûre vers la richesse pour un jeune gars aimable sans vocation ni qualification particulière. Il écrivit à une émission nommée Hasard, en joignant sa photo.
Hasard s’intéressa à lui. Le réseau JBC fit une enquête sur son compte et découvrit qu’il était suffisamment « homme de la rue » pour satisfaire le plus pointilleux des téléspectateurs. On vérifia ses tenants et aboutissants familiaux et autres. Finalement il fut convoqué à New York et interviewé par Mr. Moulian.
Moulian était brun et sous pression, et il mâchait du chewing-gum en parlant.
« Vous ferez l’affaire, lança-t-il. Mais pas pour Hasard. Vous paraîtrez dans Culbutes. C’est une émission d’une demi-heure qui passe pendant la journée en troisième chaîne.
— Magnifique, dit Raeder.
— Ne me remerciez pas. Il y a mille dollars pour vous si vous gagnez ou si vous vous placez second, et un prix de consolation de cent dollars si vous perdez. Mais ce n’est pas important.
— Non, monsieur.
Culbutes est une émission mineure. Le réseau JBC l’utilise comme terrain d’essai. Les gagnants en première et seconde place de Culbutes sont dirigés sur Crise. Les prix de Crise sont beaucoup plus importants.
— Oui, je sais, monsieur.
— Et si vous réussissez bien dans cette émission, il y aura les émissions de premier ordre, comme Hasard et Périls sous-marins, qui sont diffusées à l’échelon national et qui comportent d’énormes récompenses. Et là commence vraiment le grand jeu. La progression dépend de vous.
— Je ferai de mon mieux, monsieur », répondit Raeder.
Moulian s’interrompit un instant de mâcher son chewing-gum pour déclarer d’un ton presque révérencieux :
« Vous y arriverez, Jim. Rappelez-vous simplement ceci. Vous êtes le peuple, et le peuple peut tout faire. »
La façon dont il dit ceci rendit pendant un instant Raeder plein de compassion pour Mr. Moulian, qui avait des cheveux noirs tout frisés et des yeux en boule de loto, et qui n’était manifestement pas le peuple.
Ils se serrèrent la main. Puis Raeder signa un papier dégageant la JBC de toute responsabilité au cas où il perdrait sa vie, ses membres ou sa raison au cours de l’émission. Et il signa une autre formule, selon laquelle il exerçait ses droits reconnus par la loi sur le suicide librement consenti. C’était requis par la Constitution et ce n’était qu’une simple formalité.
Trois semaines plus tard, il parut dans Culbutes.
Le programme adoptait la forme classique des courses d’automobiles. Des conducteurs inexpérimentés grimpaient dans de puissantes voitures de compétition de marque américaine et européenne et se lançaient sur un parcours meurtrier de trente kilomètres. Raeder tremblait de peur quand il poussa le levier de changement de vitesses en mauvaise position et démarra dans sa grosse Maserati.
La course fut un cauchemar hurlant de pneus échauffés. Raeder resta en arrière, laissant les coureurs de tête s’écraser dans les tournants en épingle à cheveux. Il se plaça en troisième position quand la Jaguar qui était devant lui emboutit une Alfa-Roméo, les deux bolides filant en trombe dans un champ labouré. Raeder tenta de gagner une place au cours des six derniers kilomètres, mais ne réussit pas à se forcer un passage. Une courbe en S faillit avoir raison de lui, mais il batailla avec son volant pour rester sur la route, toujours troisième. Puis, le vilebrequin de la voiture de tête s’étant rompu dans les cinquante derniers mètres, Jim finit second.
Il avait maintenant mille dollars devant lui. Il reçut quatre lettres d’admiratrices. Il fut invité à paraître dans Crise.
Au contraire des autres émissions, Crise n’avait pas un caractère compétitif. Son programme s’appuyait sur l’initiative individuelle. Raeder dut absorber un narcotique sans accoutumance. Il reprit ses esprits dans la carlingue d’un petit avion qui volait grâce à son pilote automatique à trois mille mètres d’altitude. La jauge indiquait que le réservoir était presque vide. Il n’avait pas de parachute. Il était censé faire atterrir l’avion.
Bien entendu, il n’avait jamais touché un manche à balai auparavant.
Il expérimenta avec prudence les diverses manettes de contrôle, se souvenant que le participant de la semaine précédente s’était réveillé dans un sous-marin, avait ouvert la mauvaise valve et s’était noyé.
Des milliers de téléspectateurs, fascinés, regardaient cet homme moyen, un homme comme eux, se débattre comme eux-mêmes se débattaient dans la même situation. Jim Raeder, c’était eux. Tout ce qu’il pouvait faire, eux pouvaient le faire. Il était l’incarnation du peuple.
Raeder réussit à revenir à terre dans un semblant d’atterrissage. Il rebondit plusieurs fois, mais sa ceinture tint bon. Et le moteur, contrairement à ce qu’on pouvait attendre, ne s’enflamma pas.
Il sortit en chancelant de la carlingue avec deux côtes brisées, trois mille dollars et la chance, une fois guéri, de participer à Torero.
Enfin une émission de premier ordre ! Torero donnait dix mille dollars. Tout ce qu’on avait à faire, c’était tuer un taureau noir de Miura avec une épée, comme un matador professionnel.
La corrida eut lieu à Madrid, les courses de taureaux étant encore illégales aux États-Unis. Elle fut retransmise par tous les émetteurs de télévision du pays.
Raeder eut une bonne cuadrilla. Elle avait pris en sympathie le grand Américain aux mouvements lents. Les picadors y allèrent franc jeu avec leur lance dans leurs tentatives pour bien lui fatiguer le taureau. Les banderilleros tentèrent de lui faire user ses sabots avant de planter leurs banderilles. Et le second matador, natif d’Algésiras au visage triste, faillit faire tordre le cou à la bête avec ses passes de cape.
Mais tout cela terminé, c’est Jim Raeder qui se trouva dans l’arène, agrippant maladroitement sa muleta rouge de la main gauche, une épée dans la droite, en face d’un taureau noir a grandes cornes, sanguinolent, dont la masse pesait bien une tonne.
Quelqu’un cria :
« Vise les poumons, hombre. Ne joue pas au héros, vise les poumons. »
Mais Jim ne savait que ce que le conseiller technique de New York lui avait dit : prendre son élan et plonger l’épée entre les cornes.
Il prit son élan. La lame rebondit sur l’os, et le taureau le rejeta par-dessus sa tête. Il se releva, miraculeusement intact, prit une autre épée et fonça entre les cornes, les yeux fermés. Le dieu qui protège les fous et les enfants devait veiller, car l’épée s’enfonça comme une aiguille dans du beurre, et le taureau eut l’air surpris, le dévisagea avec ahurissement et s’effondra comme un ballon dégonflé.
On lui versa dix mille dollars, et sa clavicule cassée guérit en un rien de temps. Il reçut vingt-trois lettres d’admiratrices, y compris l’invitation passionnée d’une demoiselle d’Atlantic City à laquelle il ne répondit pas. Et on lui demanda s’il voulait figurer dans une autre émission.
Il avait perdu une partie de son innocence. Il se rendait parfaitement compte qu’il avait failli mourir pour de l’argent de poche. La grosse somme était encore à prendre. Il voulait maintenant effleurer la mort de près pour un gain qui en vaudrait la peine.
Il parut donc dans Périls sous-marins, que patronnait le savon de la Belle Dame. Avec masque, réservoir d’oxygène, ceinture lestée, palmes et couteau, il plongea dans les eaux tièdes de la mer des Caraïbes avec quatre autres concurrents ; tous étaient suivis par une équipe de cameramen à l’intérieur d’une cage. Il s’agissait de trouver et de remonter en surface un trésor caché par le commanditaire de l’émission.
La plongée avec masque n’a rien de particulièrement dangereux. Mais les organisateurs avaient ajouté des fioritures pour l’agrément des spectateurs. La zone choisie était jonchée de palourdes géantes, de murènes, de requins de diverses espèces, de poulpes géants, de coraux empoisonnés et d’autres dangers des profondeurs.
Ce fut une compétition passionnante. Un Floridien découvrit le trésor dans une crevasse profonde, mais une murène le découvrit à son tour. Un autre plongeur prit le trésor, et un requin s’empara du plongeur. La belle eau bleu-vert fut obscurcie par un nuage de sang, qui rend très bien sur les écrans de télévision en couleurs. Le trésor coula au fond et Raeder plongea pour le rattraper, du même coup se crevant un tympan. Il le dégagea du corail, se débarrassa de sa ceinture lestée et commença à remonter. A dix mètres de la surface, il dut défendre le trésor contre un autre plongeur.
Ils se tournèrent autour, couteau en main. L’homme frappa, balafrant Raeder à la poitrine. Mais ce dernier, avec le sang-froid d’un vieux concurrent, lâcha son couteau et arracha le tube respiratoire de son adversaire.
Le tour était joué. Raeder fit surface et présenta le trésor au bateau de surveillance. C’était un paquet de savon de la Belle Dame… « Le plus précieux trésor du monde ».
Cela lui rapporta vingt-deux mille dollars en espèces, et en nature, trois cent huit lettres d’admiratrices, et une proposition intéressante émanant d’une jeune fille de Miami, qu’il ne trouva pas négligeable du tout. Il fut soigné gratuitement pour son coup de couteau et son tympan éclaté, et reçut des piqûres également gratuites contre l’infection coralienne.
Mais surtout, il fut invité à participer à la plus importante des émissions à sensation, Le Prix du Danger.
Et c’est alors que la situation s’était gâtée vraiment…
Le métro s’arrêta, le tirant en sursaut de sa rêverie. Raeder repoussa son chapeau en arrière et remarqua, de l’autre côté du wagon, un homme qui le dévisageait en chuchotant quelque chose à une femme corpulente. L’avaient-ils reconnu ?
Il se leva dès que les portières s’ouvrirent et jeta un coup d’œil à sa montre. Il lui fallait tenir encore cinq heures.


* *
*


A la gare de Manhasset, il monta dans un taxi et dit au chauffeur de le conduire à New Salem.
« New Salem ? répéta le chauffeur en l’examinant dans son rétroviseur.
— C’est cela. »
Le chauffeur tourna le bouton de sa radio :
« Course pour New Salem. Ouais, d’accord. New Salem. »
Ils se mirent en route. Raeder fronça les sourcils. Il se demandait si le chauffeur n’avait pas prévenu quelqu’un. Il était parfaitement normal que les chauffeurs restent en liaison avec leur compagnie, bien sûr. Mais quelque chose dans l’intonation de l’homme…
« Déposez-moi ici », dit Raeder.
Il paya et commença à marcher le long d’une étroite route de campagne qui serpentait entre des bois clairsemés. Les arbres étaient trop petits et trop éloignés les uns des autres pour offrir un refuge. Raeder continua à avancer en quête d’une cachette.
Un gros camion approchait. Raeder ne ralentit pas l’allure, rabaissant simplement son chapeau sur ses yeux. Mais comme le camion était tout proche, il entendit une voix qui sortait de sa télévision de poche. Elle cria : « Attention ! »
Il se jeta dans le fossé. Le camion surgit, le manquant de peu, et s’arrêta dans un crissement de pneus. Le conducteur s’exclama :
« Par là, par là ! Tire, Harry tire ! »
Des balles sectionnèrent les feuilles des arbres au milieu desquels Raeder s’enfonçait en courant.
« C’est arrivé encore une fois ! s’exclamait Mike Terry d’une voix rendue suraiguë par l’énervement. Je crains que Jim Raeder ne se laisse tromper par un faux semblant de sécurité. Il ne faut pas, Jim ! Votre vie est en jeu ! Des tueurs vous traquent ! Soyez prudent, Jim. Vous devez encore tenir quatre heures et demie ! »
Le conducteur du camion disait :
« Claude, Harry, faites le tour avec la bagnole. Nous l’avons coincé.
Ils vous ont coincé, Jim Raeder ! cria Mike Terry. Mais ils ne vous ont pas encore abattu ! Et vous pouvez remercier le Bon Samaritain Susy Peters, du 12 El Street, South Orange, New Jersey, à qui vous devez ce cri d’avertissement lorsque le camion fonçait sur vous. Nous ferons monter la petite Susy sur scène dans un instant… Regardez, mes amis, l’hélicoptère de notre studio est arrivé sur place. Vous pouvez voir maintenant Jim Raeder qui court tandis que les tueurs lancés à sa poursuite commencent à l’encercler…»
Raeder parcourut une centaine de mètres à travers bois et aboutit sur une route nationale, au-delà de laquelle il y avait une forêt. L’un des tueurs surgissait au trot sur ses talons. Le camion avait pris un chemin transversal et se trouvait maintenant à un kilomètre et demi, roulant à bonne allure dans sa direction.
Une voiture venait en sens inverse. Raeder bondit sur la route en agitant frénétiquement les bras. La voiture s’arrêta.

« Vite ! » cria la jeune femme blonde qui était au volant.
Raeder se précipita dans la voiture. La jeune femme tourna sur les chapeaux de roue. Une balle traversa le pare-brise. La jeune femme appuya à fond sur l’accélérateur, manquant de peu d’écraser le tueur solitaire qui se trouvait sur son chemin.
La voiture fonça vers l’horizon avant que le camion eût pu arriver à portée de tir.
Raeder se laissa aller contre le dossier de la banquette et ferma les yeux. La jeune femme guettait l’apparition du camion dans le rétroviseur tout en conduisant.
« Le miracle s’est produit encore une fois ! s’écria Mike Terry d’une voix extatique. Jim Raeder vient d’être arraché à la mort, grâce au Bon Samaritain Janice Morrow, du 433 Lexington Avenue, New York City. Avez-vous jamais rien vu de pareil, mes amis ? De quelle façon magistrale Miss Morrow s’est lancée à travers une grêle de balles pour tirer Jim Raeder de ce pas mortel ! Nous interrogerons tout à l’heure Miss Morrow sur ses impressions. Maintenant, pendant que Jim Raeder s’enfuit – vers le salut peut-être ou peut-être encore vers un nouveau péril – nous avons une communication à vous faire de la part des organisateurs de ce programme. Ne quittez pas l’écoute ! Jim doit tenir quatre heures et dix minutes avant d’être en sécurité. Il peut se produire n’importe quoi !
— Bon, nous ne sommes plus sur les ondes, maintenant, dit la jeune femme. Qu’est-ce que vous avez donc, Raeder ?
— Hein ? » fit Raeder.
La jeune femme avait une vingtaine d’années. Elle avait l’air intelligente, séduisante, inapprochable. Raeder remarqua qu’elle avait de jolis traits, un corps bien fait. Et il remarqua aussi qu’elle paraissait furieuse.
« Mademoiselle, dit-il, je ne sais comment vous remercier de…
— Pas de fleurs, répliqua Janice Morraw. Je ne suis pas un Bon Samaritain. Je suis au service du réseau JBC.
— Je suis sauvé par le programme !
— Bien déduit, dit-elle.
— Mais pourquoi ?
— Écoutez, Raeder, c’est une émission coûteuse. Il faut que nous donnions un bon spectacle. Si notre niveau baisse, nous nous retrouverons tous dans la rue à vendre des sucettes. Et vous ne nous êtes d’aucune aide.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Parce que vous êtes au-dessous de tout, rétorqua amèrement la jeune femme. Vous êtes un fiasco, une nullité. Qu’est-ce que vous cherchez ? A vous suicider ? Vous n’avez donc rien appris sur ce qu’il fallait faire pour survivre ?
— Je fais de mon mieux.
— Les Thompson auraient pu vous descendre une douzaine de fois jusqu’à présent. Nous leur avions recommandé d’y aller doucement, de faire traîner les choses. Seulement on ne peut pas rater indéfiniment une cible d’un mètre quatre-vingts de haut. Les Thompson se montrent compréhensifs, mais ils ne peuvent tricher que jusqu’à un certain point. Si je n’étais pas intervenue, ils auraient été obligés de vous tuer – que l’émission soit en cours ou non. »
Raeder la dévisagea, étonné qu’une fille aussi charmante pût tenir ce genre de discours. Elle lui jeta un coup d’œil rapide, puis regarda de nouveau la route.
« Ne m’examinez pas avec cet air-là, dit-elle. C’est vous qui avez choisi de risquer votre vie pour gagner de l’argent, mon vieux. Et une jolie somme ! Vous connaissiez le règlement. Ne jouez pas les pauvres petits garçons innocents qui se voient soudain aux prises avec le grand méchant loup. C’est un tout autre scénario.
— Je sais.
— Si vous êtes incapable de vivre, tâchez au moins de mourir en beauté.
— Vous ne parlez pas sérieusement, dit Raeder.
— N’en soyez pas si persuadé… Il reste encore trois heures quarante minutes avant que l’émission soit terminée. Si vous pouvez rester en vie, tant mieux. Le magot est à vous. Mais si vous n’y parvenez pas, essayez au moins d’en donner aux spectateurs pour leur argent. »
Raeder inclina la tête sans cesser de la contempler intensément.
« Dans quelques instants, les studios seront de nouveau branchés sur nous. J’ai des ennuis mécaniques, je vous abandonne. Les Thompson jouent franc jeu maintenant. Ils vous tuent dès qu’ils en ont la possibilité, le plus vite possible. Compris ?
— Oui, répondit Raeder. Si je m’en tire, est-ce que je pourrais vous revoir un jour ? »
Elle se mordit les lèvres avec colère.
« Est-ce que vous vous moquez de moi ?
— Non. Je serais content de vous revoir. Cela ne vous ennuie pas ? »
Elle le dévisagea avec curiosité.
« Je n’en sais rien. Ne vous occupez pas de ça. Nous allons être remis sur les ondes. Je crois que le mieux pour vous, c’est de filer dans les bois à droite. Prêt ?
— Oui. Où puis-je vous joindre ? Je veux dire, une fois l’émission finie.
— Oh ! Raeder, vous n’écoutez pas. Traversez les bois jusqu’à ce que vous arriviez à un ravin. Cela vous procurera toujours une cachette temporairement, bien que ce ne soit rien de formidable.
— Où puis-je vous joindre ? répéta Raeder.
— Je suis dans l’annuaire de Manhattan. Elle arrêta la voiture. Allez-y, mon vieux, courez. »
Il ouvrit la portière.
« Attendez. » Elle se pencha et l’embrassa sur la bouche. « Bonne chance, idiot. Téléphonez-moi si vous vous en tirez. »
Il se retrouva courant à travers bois.


* *
*


Il courait au milieu des pins et des bouleaux, passant de temps à autre devant une maison dont la vaste baie était garnie de visages curieux. L’un des occupants de ces villas avait dû téléphoner au gang, car les tueurs n’étaient pas très loin derrière lui quand il atteignit le petit ravin tortueux. Ces braves gens tranquilles, bien élevés, respectueux des lois, ne voulaient pas qu’il s’en tirât, songea Raeder avec tristesse. Ils voulaient voir une mise à mort. Ou peut-être tenaient-ils simplement à le voir échapper de peu à la mort.
Mais cela revenait au même.
Il pénétra dans le ravin, se coula dans les buissons épais et ne broncha plus. Les Thompson apparurent de chaque côté du ravin, longeant les bords, guettant le moindre mouvement. Raeder retint sa respiration quand ils arrivèrent à sa hauteur.
Il perçut la détonation sèche d’un revolver. Mais le tueur n’avait atteint qu’un écureuil. La petite bête se tortilla un instant, puis s’immobilisa.
Étendu sous les broussailles, Raeder entendit l’hélicoptère du studio passer au-dessus de sa tête. Il se demanda s’il y avait des caméras braquées sur lui. C’était possible. Et si quelqu’un regardait son écran de télévision, peut-être quelque Bon Samaritain viendrait-il à sa rescousse.
Se tournant donc vers l’hélicoptère, Raeder arbora une expression pieuse, joignit les mains et pria. Il priait silencieusement, car le public n’aime pas l’ostentation religieuse. Mais ses lèvres remuaient. Cela, tout le monde en avait le droit.
Et c’était une véritable prière. Une fois, un spectateur habitué à lire sur les lèvres avait découvert qu’un fugitif faisait semblant de prier, récitant en fait sa table de multiplication. Pas d’assistance à cet homme-là !
Raeder acheva sa prière. Jetant un coup d’œil à sa montre, il vit qu’il lui restait encore deux heures.
Et il ne voulait pas mourir ! Cela n’en valait pas la peine, quelle que fût la somme payée ! Il avait dû être fou, dément au dernier point pour avoir accepté une chose pareille…
Mais il savait que ce n’était pas vrai. Et il se rappelait avoir été en pleine possession de ses facultés.


* *
*


Une semaine auparavant, il s’était trouvé sur la scène, dans le studio de l’émission Le Prix du Danger, cillant sous les feux des projecteurs, et Mike Terry lui avait serré la main.
« Et maintenant, Mr. Raeder, avait déclaré Terry d’un ton solennel, vous connaissez les règles du jeu auquel vous allez participer ? »
Raeder avait incliné la tête.
« Si vous acceptez, Jim Raeder, vous serez un homme traqué pendant une semaine. Des tueurs vous suivront, Jim. Des professionnels, des hommes recherchés par la police pour d’autres crimes, à qui l’impunité a été accordée pour cet unique meurtre conformément à la loi sur le suicide librement consenti. Ils essaieront de vous tuer, Jim. Vous comprenez ?
— Oui », dit Raeder.
Il comprenait aussi qu’il recevrait deux cent mille dollars s’il survivait à la fin de la semaine.
« Je vous pose la question à nouveau, Jim Raeder. Nous ne forçons personne à jouer une partie dont la mort est l’enjeu.
— Je veux jouer », déclara Raeder.
Mike Terry se tourna vers l’auditoire :
« Mesdames et messieurs, j’ai ici la copie du test psychologique parfaitement complet qu’une société d’études psychotechniques impartiale a fait subir à Jim Raeder sur notre enquête. Un exemplaire sera expédié à ceux qui le désireront contre remboursement du coût de l’envoi, soit vingt-cinq cents. Ce test prouve que Jim Raeder est sain de corps et d’esprit et parfaitement conscient de ses actes. » Il s’adressa de nouveau à Raeder. « Vous voulez toujours participer au jeu, Jim ?
— Oui.
— Parfait ! s’exclama Mike Terry. Jim Raeder, je vous présente vos futurs assassins ! »
Le gang Thompson monta sur scène, hué par l’assistance.
« Regardez-les, mes amis ! dit Mike Terry, avec un dégoût non dissimulé. Regardez-les ! Antisociaux, viciés jusqu’aux moelles, complètement amoraux. Ces hommes ne reconnaissent que les lois dénaturées des criminels, n’ont comme honneur que l’honneur du lâche tueur à gages. Ce sont des hommes condamnés, condamnés par notre société qui ne supportera pas longtemps leurs activités, des hommes voués à une mort prochaine et honteuse. »
L’auditoire applaudit avec enthousiasme. « Qu’avez-vous à dire, Claude Thompson ? » questionna Terry.
Claude, le porte-parole du gang, s’avança jusqu’au micro. C’était un homme mince, rasé de près, fort convenablement vêtu.
« J’estime, déclara Claude Thompson d’une voix rauque, que nous ne sommes pas pires que les autres. Je veux dire, que les soldats dans une guerre ; eux aussi tuent. Et regardez toute la coule qu’il y a dans les syndicats et le gouvernement. Tout le monde tâche de faire son beurre. »
Tel était le code simpliste de Thompson. Mais avec quelle rapidité, avec quelle précision, Mike Terry détruisit-il les raisonnements du tueur ! Les questions de Terry allaient droit au fond de son âme noire.
A la fin de l’interview, Claude Thompson, en sueur, s’épongeait avec un mouchoir de soie et lançait de brefs coups d’œil à ses hommes.
Mike Terry posa la main sur l’épaule de Raeder.
« Voilà l’homme qui a accepté de devenir votre victime… si vous pouvez l’attraper.
— Nous l’attraperons, déclara Thompson, reprenant de l’assurance.
— N’en soyez pas si sûr, répliqua Terry. Jim Raeder a combattu des taureaux sauvages… maintenant il lutte contre des chacals. C’est un homme moyen. Il incarne l’homme de la rue, le peuple qui triomphera à jamais de vous et des êtres de votre espèce.
— Nous l’abattrons, dit Thompson.
— Et une chose encore, reprit Terry d’un ton bas et prenant. Jim Raeder n’est pas seul. Tous les braves gens d’Amérique sont pour lui. Des Bons Samaritains aux quatre coins de notre grande nation sont prêts à l’aider. Sans armes, sans défense, Jim Raeder peut compter sur l’aide et le bon cœur du peuple, dont il est le représentant. Ne soyez donc pas si sûr de vous, Claude Thompson ! Les hommes de la rue sont pour Jim Raeder… et ils sont légion ! »
Raeder y réfléchissait, immobile dans ses broussailles. Oui, le peuple l’avait aidé. Mais il avait aussi aidé les tueurs.
Un frisson le parcourut. Il avait choisi, se rappela-t-il. Lui seul était responsable. Le test psychologique l’avait prouvé.
Mais, tout de même, quelle était la part de responsabilité des psychologues qui lui avaient fait subir le test ? Et de Mike Terry qui offrait tant d’argent à un homme pauvre ? La société avait tressé la corde et lui avait passé le nœud coulant, et lui se pendait avec en déclarant qu’il agissait librement.
A qui la faute ?
« Aha ! » cria quelqu’un.
Raeder leva les yeux et vit un homme corpulent debout près de lui. L’homme portait une veste de tweed voyante. Il avait des jumelles accrochées au cou et une canne à la main.
« Monsieur, chuchota Raeder, je vous en prie, ne dites…
— Hé ! » appela le gros homme en désignant Raeder du bout de sa canne. Le voilà ! »
Un fou, songea Raeder. Ce fichu imbécile doit croire qu’il joue au rallye-paper.
« Ici, ici ! » hurla l’homme.
Un juron aux lèvres, Raeder se releva d’un bond et se mit à courir. En sortant du ravin, il aperçut un bâtiment blanc à une certaine distance. Il vira dans cette direction. Il entendait l’homme qui appelait toujours derrière lui.
« Par là. Allons, espèces d’imbéciles, vous ne le voyez donc pas ? »
Les tueurs avaient recommencé à tirer. Raeder courait, trébuchant sur les inégalités de terrain, et passa devant trois enfants qui jouaient dans une hutte perchée sur un arbre.
« Le voilà ! hurlèrent les enfants. Le voilà. »
Raeder gémit et continua à courir. Il atteignit le perron du bâtiment et s’aperçut que c’était une église.
Au moment où il en ouvrait la porte, une balle le frappa derrière le genou gauche. Il tomba et rampa à l’intérieur de l’église.
Dans sa poche, le récepteur de télévision miniature disait :
« Quelle finale, mes amis, quelle conclusion ! Raeder a été touché ! Il est blessé, mes amis, il rampe maintenant, il souffre, mais il n’a pas abandonné ! Non, pas Jim Raeder ! »
Raeder gisait près de l’autel. Il entendit la voix empressée d’un enfant dire :

« Il est entré là, Mr. Thompson. Dépêchez-vous, vous pouvez encore l’attraper ! »
Les églises n’étaient-elles pas considérées comme des lieux d’asile ? se demanda Raeder.
La porte se rabattit brutalement et Raeder comprit que la coutume avait cessé d’être respectée. Il banda ses muscles, fit en rampant le tour de l’autel et sortit par la porte de derrière.
Il se trouvait dans un vieux cimetière. Il rampa au milieu des croix et des étoiles, des dalles de marbre et de granit, des tombes de pierre et des rectangles jalonnés de piquets. Une balle ricocha sur une pierre tombale près de sa tête, l’aspergeant de débris. Il rampa jusqu’au bord d’une tombe fraîchement creusée.
Ils l’avaient accueilli, pensa-t-il. Tous ces braves gens bien normaux. N’avaient-ils pas dit qu’il était leur représentant ? N’avaient-ils pas juré de le protéger ? Mais non, ils le haïssaient. Pourquoi ne s’en était-il pas rendu compte ? Leur héros, c’était le tueur cynique au regard froid, Thompson, Al Capone, Billy le Kid… l’homme Sans craintes et sans espoirs. Ils le vénéraient, cet implacable tueur robot, et aspiraient à recevoir son coup de pied en pleine face.
Raeder essaya de bouger et, incapable de se retenir, glissa dans la tombe ouverte.
Il resta étendu sur le dos, les yeux tournés vers le ciel bleu. Soudain une silhouette se profila au-dessus de lui, bloquant sa vision du ciel. Du métal brilla. La silhouette visa lentement.
Et Raeder abandonna à jamais toute espérance.
— « HALTE, THOMPSON ! » rugit la voix, amplifiée par le micro, de Mike Terry.
Le revolver trembla. « Il est cinq heures une seconde ! La semaine est terminée ! JIM RAEDER A GAGNÉ ! »
Un tonnerre d’acclamations se déchaîna dans le studio.
Le gang Thompson, rassemblé autour de la tombe, avait l’air morne.
« Il a gagné, mes amis ! Il a gagné ! criait Mike Terry. Regardez, regardez bien votre écran ! La police vient d’arriver. Ils emmènent les Thompson loin de leur victime… la victime qu’ils n’ont pas réussi à tuer. Et cela grâce à vous tous, Bons Samaritains d’Amérique. Voyez, mes amis, des mains attentives retirent Jim Raeder de la tombe creusée qui avait été son dernier refuge. Le Bon Samaritain Janice Morrow est là-bas. Serait-ce le début d’une idylle ? Jim paraît avoir perdu connaissance, mes amis, on lui administre un stimulant. Il a gagné deux cent mille dollars ! Maintenant nous allons entendre quelques mots de Jim Raeder !
Il y eut un court silence.
« C’est bizarre, dit Mike Terry. Mes amis, je crains que Jim ne puisse pas nous parler tout de suite. Les médecins l’examinent. Une minute…»
Il y eut une interruption. Mike Terry s’épongea le front et sourit.
« C’est la tension nerveuse, mes amis, la terrible tension nerveuse. Le médecin me dit… Oui, mes amis, Jim Raeder n’est pas tout à fait lui-même pour l’instant. Mais ce n’est que temporaire ! JBC va faire appel aux meilleurs psychiatres et psychanalystes du pays. Nous allons faire tout ce qui est humainement possible pour ce courageux garçon. Et entièrement à nos frais. »
Mike Terry jeta un coup d’œil à la pendule du studio.
« Notre temps d’émission est presque terminé, mes amis. Ne manquez pas notre prochaine grande émission à suspense. Et ne vous tourmentez pas, je suis sûr que très bientôt Jim Raeder sera de nouveau des nôtres. »
Mike Terry sourit et adressa un clin d’œil à l’assistance.
« Il doit guérir, mes amis. Car nous sommes tous solidaires de lui, n’est-ce pas ! »

Traduit par ARLETTE ROSENBLUM. The prize of péril


SHECKLEY (ROBERT). – Né en 1928. Débuts en 1952. Fut dans les années cinquante l’auteur-vedette de la revue Galaxy, qui à certaines époques publiait une nouvelle de lui tous les mois et parfois davantage (les nouvelles excédentaires étant signées de pseudonymes comme Phillips Barbee et Finn ODonnevan). Il contribua plus qu’aucun autre à donner du rythme au récit de science-fiction en éliminant tout ce qui ralentissait la narration et notamment les références scientifiques – ce qui rapproche beaucoup ses nouvelles des contes merveilleux. En outre, il excelle dans l’art du sous-entendu ironique à la manière de Voltaire, tirant des effets extrêmement brillants du contraste entre la lettre et l’esprit d’une situation. Robert Sheckley est avant tout un auteur de nouvelles (plus d’une centaine), mais il a écrit quelques bons romans comme The Status Civilization (Oméga, 1960), Mindswap (Echange standard, 1965) et Dimension of Miracles (La Dimension des miracles, 1968), sans oublier ses incursions dans le roman noir comme Dead run (Chauds les glaçons ! 1961). Sa nouvelle The Seventh Victim (La Septième victime, 1953) ayant été adaptée au cinéma par Elio Pétri sous le titre de La Décima vittima (La Dixième victime), il en  tira un roman du même titre (1965).

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