La mortalité des civilisations a été actée depuis déjà longtemps. Et la survie dans une société qui expérimente justement sa fin, souvent prise d’un sursaut totalitaire, par un groupe autonome n’est pas non plus une nouveauté.
La fiction en a fait un archétype, et la réalité se charge de nous rappeler que les « survivalistes » ne sont pas seulement un ingrédient de l’Imaginaire. Pas plus que la tentation totalitaire.
Rien qui empêche cependant quiconque de s’y frotter avec sa propre imagination.
C’est ce que fait Sarah Hall avec son roman « Sœurs dans la guerre » dont le titre original est peut-être plus encore explicite : The Carhullan Army.
Le Carhullan en question est un lieu, dans la Région des lacs dans une Angleterre fictive, où s’est regroupée une communauté de femmes, afin d’échapper à l’autoritarisme d’un gouvernement incapable de subvenir aux besoins de sa population, mais qui trouve l’énergie de l’oppresser et de guerroyer aux quatre coins du monde.
Si manifestement Sarah Hall a voulu donner une perspective féministe à son projet, en accord avec le zeitgeist « déconstructiviste », je cite : « Nous savions qu’elle s’appliquait à déconstruire les versions traditionnelles de notre sexe, et que sa cruauté était justifiée par le fait que ces constructions avaient été conçues pour durer. Elle abattait les murs qui nous avaient tenues enfermées. » ; elle offre surtout - peut-être à son insu - le portrait d’un ur-fascisme tel que décrit par Umberto Eco dans une conférence donnée à l’université Columbia de New York, en 1995.
Dans cette conférence, qui a fait l’objet d’un opuscule intitulé Reconnaitre le fascisme aux éditions Grasset™, Eco défend l’idée que le fascisme est un « collage hétéroclite d’éléments de doctrine » et que son absence d’armature idéologique solide lui a permis d’être importés, au prix de quelques transformations, dans d’autres pays que l’Italie de Mussolini : « Enlevez-lui l’impérialisme et vous aurez Franco et Salazar ; enlevez le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique. Ajoutez […] un anti-capitalisme radical (qui ne fascina jamais Mussolini) et vous aurez Ezra Pound ».
Il se propose cependant d’isoler quatorze archétypes, lesquels fondent ce qu’il appelle un « fascisme primitif et éternel » ou ur-fascisme.
Toutefois, pas besoin d’en réunir les quatorze aspects indique-t-il, d’ailleurs certains se contredisent, il suffit qu’un seul soit présent pour « faire coaguler une nébuleuse fasciste ». Utilisant ici le concept d’air de famille cher à Ludwig Wittgenstein.
Or donc s’agissant de la communauté de Carhullan, sur les 14 points de doctrine identifiés par le sémillant sémiologue, j’en ai repéré neuf.
Le premier, le refus du modernisme, est ici le moins probant, puisque ce refus est d’avantage dicté par le bon sens (vu le contexte), que par des velléités fascistes.
L’action pour elle-même par contre est irréfutable compte tenu de la sacralisation de l'unité commando mise en place à Curhullan. Tout comme ses sous-produits, qui sont autant d'archétypes de l'ur-fascisme : le culte de l’héroïsme et de la mort, la guerre permanente (voir notamment la bibliothèque où ne sont cités que des théoriciens militaires), le mépris pour les faibles, et le désaccord transformé en trahison.
Les habitantes de Curhullan revendiquent également la peur de la différence, qu'Umberto Eco associe au racisme, mais que pour ma part je rattache à un féminisme intransigeant à l'oeuvre dans la communauté. Ainsi, dans leur volonté de déconstruire les versions traditionnelles de leur sexe (la biologie n'a visiblement plus cours), mais aussi (et surtout) en instaurant la mise à l’écart des hommes. Lesquels sont décrits comme étant avant tout des objets sexuels. Statut qu'aucun personnage en remetra en question.
Et pour finir, le machisme fasciste fait donc place ici à un féminisme qui n’a rien à lui envier.
Neuf points de concordance donc.
Au final « Sœurs dans la guerre » semble dire que la fin justifie les moyens.
Face à un régime dictatorial, mais surtout patriarcal, tous les hommes qui apparaissent dans ce roman sont décrits en mauvaise part, alors que les pires exactions sont justifiées du moment qu’elles sont le fait des femmes. La seule femme de Curhullan qui s’opposera à la montée en puissance de ce que j’ai appelé l’ur-fascisme, est significativement celle qui entretient les rapports les plus familiaux avec un homme. Elle finira décrite comme une traîtresse, et subira le sort que le fascisme leur réserve d'ordinaire.
Face à la domination (qui touche pourtant aussi les hommes) la solution proposée est donc un apartheid, et une « bonne guerre » pour rectifier tout ça. Un peu sommaire, non !?
Si la fin ouverte n’offre pas de réponse claire qu’en à l’issue de l’entreprise insurrectionnelle de l’armée de Curhullan, il est pas contre certain - pour moi - que la société qui naîtrait de sa victoire, ne sera pas plus enviable que celle qu’elle combat.
Pas sûr que Sandra Hall partage mon sentiment, vu l'impression que donne son roman.
Très intéressant billet qui permet de relativiser ce que j'ai lu. Un point de vue très pertinent qui ne m'était pas venu à l'esprit (en même temps je n'ai peut être pas tous les bagages nécessaires... lol)
RépondreSupprimerMerci encore pour cette chronique
Merci [-_ô] !
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