Accéder au contenu principal

La Sword and soul (Charles R. Saunders)

Il était une fois en Africaërie ....

•••• Tout commence en 1912, dans les pages d'un magazine bon marché, autrement dit un pulp magazine, intitulé All-Story Magazine. Les pulp magazines comme vous le savez, sont le fruit de la rencontre, en 1896, entre un homme -Frank Munsey- et une idée : « les histoires priment sur le papier sur lequel elles sont imprimées ».
Or donc, en octobre 1912 paraît la première aventure de Tarzan, toutefois c'est en septembre de la même année que paraît pour la première fois une mention de ce Tarzan des Singes dans les pages de la revue car Edgar Rice Burroughs n'est pas un inconnu pour les lecteurs. Il a déjà écrit Under the Moon of Mars qui met en scène l'ex-soldat sudiste John Carter dans une aventure se déroulant sur Barsoom (alias Mars pour les habitants de la Terre).
Où plutôt si, c'est un inconnu car Under The Moon of Mars a été écrit sous un pseudonyme et ce numéro de septembre remet les pendules à l'heure.

Ceci étant dit, d'aucuns ont déclaré que Tarzan était fortement inspiré du Livre de la Jungle de Rudyard Kipling et de son héros Mowgli. Burroughs pour sa part disait qu'il s'était inspiré de l'histoire de Remus & Romulus les deux fondateurs de Rome, enfants abandonnés recueillis par une louve et un pivert.
Tarzan par Burne Hogarth
De mon côté, sans renier l'apport de Kipling ni celui des légendaires fondateurs de Rome, je vois dans Tarzan (et dans Une Princesse de Mars, le titre français de la première aventure de John Carter) une extension de la théorie de la Frontière prônée par l'historien Frederick Jackson Turner mais aussi et surtout, par Buffalo Bill au travers notamment de son célèbre spectacle le Buffalo Wild West Show.
Si l'épopée de la Frontière a légalement pris fin en 1890, je pense que Burroughs entame dès 1911 avec son cycle sur Mars et ensuite avec Tarzan la conquête d'une « nouvelle Frontière » : d'une part vers l'espace stellaire en jetant les bases du planet opera et dans une certaine mesure de l'heroic fantasy, et ensuite dans une Afrique enchantée avec le Seigneur de la jungle alias lord Greystoke.
 

Il faut dire qu'il est allé à L'Exposition Universelle de 1893 qui c'est justement déroulée à Chicago la ville où il a grandi.
 

C'est pendant L'Exposition que Turner a fait son discours « inaugural » si je puis dire sur la Frontière en tant qu'elle a construit un nouveau type d'homme : l'Américain ; et où le show de Buffalo Bill a été montré, certes en marge de la World's Fair mais avec un énorme succès. Tout comme l'Exposition (ou la World's Fair comme on dit) avec plus de 26 millions de visiteurs.
Et Burroughs, comme nombre d'Américains ayant visité cette manifestation, en est ressorti changé.
Cette manifestation a eu un impact extrêmement important sur l'imaginaire étasunien de l'époque et ses répercussions se font encore sentir de nos jour.

World's Fair 1893
A contrario, Burroughs n'a pas plus mis les pieds sur Barsoom qu'en Afrique, ceci ne l'empêchera pas d'imaginer des aventures pleines de rebondissements, peuplées d'animaux fabuleux, de citées disparues, d'hommes-fourmis, et de mille autres choses toutes plus captivantes les unes que les autres.
Il est d'ailleurs paradoxal que Burroughs en véritable roi de l'évasion qu'il est, n'ait de cesse de nous captiver.

Mais laissons pour l'instant l'Afrique et dirigeons-nous vers l'Âge Hyborien via le Texas et plus précisément la bourgade de Cross Plains.


C'est en effet dans cette ville de 1500 habitants que Robert Ervin Howard imaginera l'un des personnages clés de la culture populaire occidentale ; j'ai nommé Conan le Cimmérien.
C'est avec le Royaumes des Chimères (paru en août 1929) que le Texan pose les premières bases de la fantasy dite moderne : éléments fantastiques, ambiance pseudo-historique, continents inventés et action tout azimut.
Kull, le protagoniste principal de cette nouvelle est un héros barbare aux origines modestes tout comme le sera un peu plus tard Conan.

Jean-Michel Nico

Toutefois il faut attendre pour que Robert E. Howard pose la première pierre de son personnage le plus connu.
Ce sera chose faite avec Cormac Fitzgeoffrey, ce dernier est un bâtard élevé à la dure évoluant dans un monde secoué par les convulsions des empires qui meurent au temps de la Troisième Croisade, où « barbares » et  « civilisés » se confondent assez facilement. Cormac Fitzgeoffrey est « le véritable ancêtre de Conan. » nous dit le spécialiste de l'auteur Texan Patrice Louinet.
Néanmoins c'est finalement avec le Phénix sur l'épée (Weird Tales de décembre 1932) qu’apparaît en chair et en os, si je puis dire, Conan.
Le Phénix sur l'épée est comme vous le savez sûrement la réécriture d'un autre texte d'où REH évacue l'élément romantique qui s'y trouvait pour le remplacer par un développement fantastique. Mêlant pays inventés et époques différentes en un même moment (une sorte de « stadisme », un concept encore en vogue à l'époque) sous une mince couche pseudo-historique, l'auteur de pulps créé l'Âge Hyborien l'écrin parfait pour son héros : Conan.
L. Sprague de Camp
En définitive, Howard ajoute dans le vase victorien où sommeillait une fantasy médiévale et esthétisante une bonne dose de tripes et de fureur.  [-_ô]

•••• Plusieurs années plus tard vers la fin des années 1950, un jeune garçon découvre la science fiction, un genre littéraire qu'il ne lâchera plus. Et au début des années 1960, la rééditions de Tarzan trouve dans ce jeune adolescent un lecteur avide. Toutefois ses lectures de Burroughs sont gâchées par le racisme que perçoit ce jeune lecteur. Nous sommes alors en plein mouvement pour les droits civiques aux U.S.A et notre lecteur est Afro-américain. S'il reconnaît à Burroughs une imagination débordante, le traitement des Africains le laisse mal à l'aise.
Comme vous le savez, Tarzan a fait l'objet de nombreuses adaptations, notamment en bande dessinée, et notre jeune lecteur qui se nomme Charles R. Saunders lit aussi ces comic books qui mettent en scène le Seigneur de la jungle, des aventures qui décrivent également les Noirs sinon en mauvaise part du moins de façon stéréotypée.
Seulement, dans les pages de ces BD il y a aussi ce qu'on appelle au pays de l'Oncle Sam des back-up c'est-à-dire des histoires de complément. Et l'une d'elle trouve une résonance particulière aux yeux du jeune Saunders. Il s'agit de Brothers of the Spear (une série qui aura aussi son propre magasine).
Cette série signée Gaylord Du Bois au scénario paru dès 1951, elle raconte les aventures de Natongo, le fils d'un chef Zoulou et de son frère adoptif Dan-El un jeune garçon Blanc.
Les deux personnages y sont envisagés sur un pied d'égalité et il est clair que cette série laissera chez Saunders une impression durable (c'est en tout cas ce qu'il dit) et dont il se souviendra plus tard.
N'oublions pas qu'à l'époque, les années 1950-1960, les États-Unis sont encore sous le régime de la ségrégation raciale, et ce n'est pas une mince affaire que de pouvoir lire ce genre d'histoires.
Frank Frazetta
Mais c'est avec la réédition de Conan sous des couvertures de Frank Frazetta que Saunders aura un véritable choc.
Comme il le dira lui-même, tout en lisant beaucoup de science-fiction, du mouvement New Wave à la hard science-fiction, il avait trouvé avec la fantasy quelque chose de plus profond : « l'âme du raconteur d'histoire peut être ».
C'est au moment où il a découvert la fantasy qu'il a décidé de devenir un raconteur d'histoires, un griot.
Et c'est au cours de ses années college à Lincoln, un établissement d'études supérieures qu'il va passer beaucoup de temps à s'intéresser à l'Afrique : son histoire, sa culture, ses mythes, etc. ; il va aussi bénéficier des connaissances de ressortissants africains qui sont scolarisés dans cet établissement.
C'est également à cette époque entre 1964 et 1968 qu'il va se rendre compte que les Noirs dans la science-fiction ou la fantasy sont, sauf à de rares exceptions, dépeints soit sous un jour raciste soit dans le meilleur des cas, d'une façon stéréotypée. Soit absent.
Il ne lui reste donc qu'une seule alternative : soit arrêter d'en lire, soit en écrire de la façon qu'il aimerait en lire, et réussir à se faire publier.

Sa première histoire est d'une certaine manière un règlement de compte avec l'une des figures les plus importantes de la culture populaire ayant un lien viscérale avec l'Afrique : Tarzan.
En effet, le personnage que va créer Charles R. Saunders, Imaro, retenez bien ce nom, l'a été dans un but bien précis : qu'il puisse botter le cul de Tarzan.
Et croyez-moi, d'après les aventures que j'aie lues, il en est capable. [-_ô]
Russ Manning
Imaro sera d'abord publié dans un fanzine dirigé par Gene Day un excellent dessinateur & encreur de bédé, qui a notamment travaillé sur Shang-Chi (un personnage Marvel) ou encore la licence Star Wars.
Toutes ses recherches et tout son intérêt pour la culture africaine a formé un gombo selon le propre terme employé par C.R. Saunders, où il puise lorsqu'il écrit :

« J’ai suivi la formule employée par Robert E. Howard lors de la création de son Âge hyborien. J’ai lu beaucoup de choses sur l’histoire, l’anthropologie et le folklore africain, et j'ai parlé à beaucoup d’Africains. J’ai pris des endroits réels et je les ai placés sur une Terre parallèle où la magie existe et où les sociétés africaines se sont développées de différentes façons » .

Selon Milton Davis Imaro est un héros qui devait être créé, c’est le résultat de l’explosion culturelle et politique qui a ébranlé les Africains-Américains au cours des années 1960 et 1970.
C’est un personnage aussi fort et courageux que Conan, seulement il est Noir.
Son monde le Nyumbani, est le reflet d’une Afrique ancienne, les individus qui y vivent sont extrapolés de différents royaumes d’avant la venue des Européens.
C’est Charles qui a inventé le terme Sword and Soul quand il a fallu décrire cette branche de la fantasy.
Illustrations de Ken Kelly

Imaro aura un parcours éditorial un peu chaotique que je vous laisse découvrir dans l'excellente postface de Patrice Louinet paru avec la réédition des trois premiers roman qui lui ont été consacrés d'Imaro - et du quatrième roman jusqu'alors inédit - aux éditions Mnémos, dans une très belle intégrale (35 €). Je précise juste qu'il s'agit plus précisément de deux fix-up c'est-à-dire des nouvelles ou des novella que l'on réunit et que l'on retravaille plus ou moins pour leur donner la forme d'un roman, et de deux romans originellement écrit sous cette forme.

À ce propos Patrice Louinet a retraduit le premier fix-up qui a été entièrement retravaillé par l'auteur, traduit le quatrième roman (inédit) et revu la traduction des deux romans intermédiaires précédemment traduits par Mike Nofrost lors de la parution des aventures d'Imaro aux éditions Garancière dans la collection Aventures fantastiques (qui recèle encore quelques pépites).
Pour Charles R. Saunders la science-fiction est le folklore et la mythologie de notre monde, moderne & technologique ; la fantasy quant à elle, est la réserve culturelle du folklore et de la mythologie passés.
Et que trouve-t-on dans Imaro, cet antidote à Tarzan selon les mots de Saunders lui-même ?
« On y trouve de la lutte armée contre le pouvoir en place, de la philosophie mystique, du "Black is beautiful" remixé façon Shaf et/ou blaxploitation, de la parodie des grands thèmes "africains" de la fantasy traditionnelle, du kung-fu façon seventies (si, si !), des charges contre l'apartheid, et des retranspositions en mode fantasy d'épisode purement lié à l'Histoire africaine (Zoulous, Masaï, etc.). C'est vraiment une œuvre différente et très riche » nous dit encore Patrice Louinet.
 
Et c'est surtout de la sword and soul comme on peut dire que Conan est de la sword and sorcery (c'est-à-dire de ce côté-ci de l'Atlantique de l'heroic fantasy). Sword est bien entendu le terme pour épée et soul celui qui désigne la culture Noire. On a ainsi vu dans un registre voisin apparaître du steamfunk, oui avec un « F » ; autrement dit des genres qui font la part belle à la culture africaine ou afro-américaine.
Mais encore ?
 
Eh bien ! s'inspirant de la sword & sorcery (expression inventée par Fritz Leiber) la sword and soul est énergique, violente, avec des héros plus grands que nature, ce sont souvent des outsiders ou des rebelles, ils sont sans scrupules ou peuvent apparaître comme tels, en tout état de cause ils ont souvent leur propre code de l'honneur.
Les mondes de la sword and soul sont souvent sombres et violents, ce sont des endroits où le surnaturel est une réalité et la magie opérante. Cette dernière est souvent macabre, ces pratiquants sont motivés par l'envie, le pouvoir. Ils souffrent parfois de folie. En tout cas elle est rarement du côté du héros.
La puissance de l'humain prévaut cependant sur la sorcellerie, et sur les monstres (lovecratiens si j'ose dire) qui peuplent ces contrées inhospitalières. Survivre dans cet environnement primitif, en regard du degré de civilisation que nous croyons avoir atteint, est bien entendu un moyen de montrer que le héros est un dur à cuir, à la détermination inébranlable.
Néanmoins la sword and soul n'est pas l'art de mettre en scène un Conan Noir, mais comme je l'ai dit d'explorer en terme de fantasy toute la richesse de l'Afrique. C'est l'héritage africain que les auteurs utilisent au travers de rois, de reines, d'explorateurs, d'aventuriers, de guerriers, de rêveurs pour montrer une autre évolution, une autre manière d'appréhender le monde.
Bien entendu on n'y rencontre pas de Seigneur de la jungle dominant des autochtones (juste retour des choses). 

Voilà une petite présentation d'une branche de la fantasy peu mise en avant par les ouvrages qui lui sont consacrés.

Il faut dire que les auteurs sont peu nombreux, ceci explique peut-être cela et réciproquement.
Néanmoins les lecteurs francophones on la chance de la découvrir au travers du père fondateur du genre Charles R. Saunders lui-même, et de son formidable héros Imaro.
Notamment dans la belle intégrale de l'éditeur Mnémos (624 pages/35 €uros)
Un personnage dont je vous parlerai prochainement.
(À suivre .....)

Commentaires

  1. Un peu dans l'esprit, jette un oeil au Trône d'Ebène, un roman de Thomas Day qui est une transposition fantastique de l'épopée de Shaka Zulu.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Yep, je l'avions dans mes cartons, je vais le sortir de ce pas.
      Tu l'as lu ?

      Supprimer
    2. Yep. et j'ai trouvé ça franchement pas mal.

      Supprimer
  2. Absolument passionnant, et totalement inconnu au bataillon en ce qui me concerne...
    Merci pour ce post copieux !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci à toi, et j'en profite ici : merci pour ton émission de radio (Tumatxa), Une excellente émission tout comme celle de l'ami Hanzo : Culture Prohibée. [-_ô]

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

The Words

... The Words ( Les Mots ) est un film qui avait tout pour me séduire : le roman en tant qu'élément principal, des acteurs que j'aime bien ; D ennis Q uaid, J eremy I rons, J . K . S immons et B radley C ooper. Éléments supplémentaire l'histoire se révèle être une histoire dans l'hisitoire. Ou plus exactement un roman à propos de l'écriture d'un roman, écrit par un autre ; entre fiction et réalité.  Je m'explique. Clay Hammon fait une lecture public de son dernier livre The Words dans lequel un jeune auteur, Rory Jansen , en mal de reconnaissance tente vaille que vaille de placer son roman chez différents éditeurs. Cet homme vit avec une très belle jeune femme et il est entouré d'une famille aimante. Finalement il va se construire une vie somme toute agréable mais loin de ce qu'il envisageait. Au cours de sa lune de miel, à Paris , son épouse va lui offrir une vieille serviette en cuir découverte chez un antiquaire, pour dit-elle qu'

Juste cause [Sean Connery / Laurence Fishburne / Ed Harris / Kate Capshaw]

« Juste Cause 1995 » est un film qui cache admirablement son jeu.             Paul Armstrong , professeur à l'université de Harvard (MA), est abordé par une vieille dame qui lui remet une lettre. Elle vient de la part de son petit-fils, Bobby Earl , accusé du meurtre d'une enfant de 11 ans, et qui attend dans le « couloir de la mort » en Floride . Ce dernier sollicite l'aide du professeur, un farouche opposant à la peine capitale.   Dès le départ, « Juste Cause 1995 » joue sur les contradictions. Ainsi, Tanny Brown , « le pire flic anti-noir des Everglades », dixit la grand-mère de Bobby Earl , à l'origine de l'arrestation, est lui-même un africain-américain. Ceci étant, tout le film jouera à remettre en cause certains a priori , tout en déconstruisant ce que semblait proposer l'incipit du film d' A rne G limcher. La déconstruction en question est ici à entendre en tant que la mise en scène des contradictions de situations dont l'évidence paraît pour

Nebula-9 : The Final Frontier

... Nebula-9 est une série télévisée qui a connu une brève carrière télévisuelle. Annulée il y a dix ans après 12 épisodes loin de faire l'unanimité : un mélodrame bidon et un jeu d'acteurs sans vie entendait-on très souvent alors. Un destin un peu comparable à Firefly la série de J oss W hedon, sauf que cette dernière bénéficiait si mes souvenirs sont bons, de jugements plus louangeurs. Il n'en demeure pas moins que ces deux séries de science-fiction (parmi d'autres telle Farscape ) naviguaient dans le sillage ouvert par Star Trek dés les années 60 celui du space opera . Le space opera est un terme alors légèrement connoté en mauvaise part lorsqu'il est proposé, en 1941 par l'écrivain de science-fiction W ilson T ucker, pour une catégorie de récits de S-F nés sous les couvertures bariolées des pulps des années 30. Les pulps dont l'une des particularités était la périodicité ce qui allait entraîner "une capacité de tradition" ( M ich