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Le continuum Gernsback (William Gibson)

... Je suis en ce moment en train de faire des recherches pour un articles où il sera question d'Hugo Gernsback celui que d'aucuns voient comme le "père" de la science-fiction, et pour faire une pose tout en restant dans l'ambiance si je puis dire, je viens de relire Le Continuum Gernsback la première nouvelle publiée de William Gibson, l'un des maîtres du cyberpunk.  
Robert McCall
Or donc, permettez-mois de vous proposer cette nouvelle, traduite par Michèle Albaret et extraite de l'anthologie Mozart en verre miroirs en Folio SF. 

Le continuum Gernsback

William Gibson

... Heureusement, toute cette affaire commence à s’effacer, à n’être qu’un incident de parcours. Quand cette vision me revient, c’est de façon périphérique : simples fragments de ce chrome cher aux savants fous. Certes, il y a bien eu ce paquebot volant au-dessus de San Francisco la semaine dernière, mais il était transparent, à peine visible. Et les bolides à gouverne de direction se font de plus en plus rares ; et les autoroutes évitent désormais de se déployer brusquement en ces monstres à quatre-vingts voies que je dus emprunter le mois dernier dans ma Toyota de louage. Enfin, je sais maintenant que rien de tout cela ne me suivra à New York. Ma vision se réduit progressivement à une seule longueur d’onde de probabilité. Il faut dire que j’ai fait des efforts terribles pour parvenir à ce résultat. La télévision m’a énormément aidé.
... Je crois que tout a commencé à Londres, dans cette simili-taverne grecque sur Battersea Park Road, au cours d’un déjeuner aux frais de la société de Cohen. Ersatz de repas où il fallut aux serveurs une demi-heure pour mettre la main sur un seau à glace pour le vin résiné. Cohen travaille pour la maison Barris-Watford qui publie de gros livres brochés comme on en fait maintenant, spécialisés dans l’histoire illustrée des enseignes au néon, du billard électrique, des jouets à ressorts dans le Japon occupé et autres sujets de la même farine. Je m’étais rendu à Londres pour faire une série de photos publicitaires sur des chaussures. Des Californiennes aux jambes bronzées et chaussées de tennis aux couleurs vinyliques avaient ainsi posé pour moi au pied de l’escalator de la station St. John’s Wood et sur les quais de Tooting Bec. Une pauvre petite agence ambitieuse avait déclaré que les mystères des transports londoniens feraient vendre ces chaussures de sport dessus nylon et semelles quadrillées. À eux de décider, à moi de mitrailler. Et Cohen, que j’avais vaguement connu dans le temps, à New York, m’avait invité à déjeuner la veille de mon départ d’Heathrow. Il arriva accompagné d’une jeune femme très élégante, Dialta Downes, qui n’avait quasiment pas de menton et était, de toute évidence, une autorité en matière de pop art. Aujourd’hui, avec le recul, je l’imagine volontiers entrant aux côtés de Cohen avec au-dessus de sa tête une enseigne au néon en train de clignoter en grosses capitales : Bienvenue au royaume de la folie.
... Cohen fit les présentations et m’expliqua que Dialta était la grande responsable du dernier projet Barris-Watford, une histoire illustrée de ce qu’elle appelait « Les Composantes Aérodynamiques du Modernisme Américain ». Le titre provisoire était : Le Courant Futuropolis : les lendemains qui devaient chanter.
... De fait, les Britanniques font une véritable fixation sur les éléments les plus baroques de la culture populaire américaine tandis que les Allemands idolâtrent bizarrement cow-boys et Indiens et que les Français vouent un culte aberrant aux vieux films de Jerry Lewis. Chez Dialta Downes, cette obsession se traduisait par un intérêt démesuré pour une expression architecturale à laquelle la majorité des Américains est à peine sensible. J’eus tout d’abord du mal à comprendre de quoi elle parlait, mais peu à peu la lumière se fit dans mon esprit. Je me surpris en train de me souvenir de la télévision du dimanche matin dans les années cinquante.
... Il arrivait alors que, faute de mieux, les stations locales projettent de vieilles pellicules fatiguées. Assis devant le petit écran avec une tartine de beurre de cacahuète et un verre de lait, vous entendiez un baryton de Hollywood se bagarrer contre les parasites pour vous annoncer qu’il y avait « une voiture volante dans votre avenir ». Du coup, trois ingénieurs de Détroit s’activaient autour d’une vieille Nash ailée, que l’on voyait ensuite filer dans un grondement de tonnerre sur une autoroute déserte du Michigan. Bien sûr, on ne la voyait jamais décoller, mais elle s’envolait de toute évidence vers l’Eldorado de Dialta Downes, patrie véritable d’une génération de technophiles libérés de leurs inhibitions.
... Dialta Downes parlait de ces témoignages de l’architecture futuriste des années trente et quarante que le passant des villes américaines ne remarque jamais : façades de cinéma conçues pour distiller quelque mystérieuse énergie, prisunics bardés d’aluminium, chaises à l’armature en tube chromé livrées à la poussière du hall des hôtels de passage. Ces éléments, elle les voyait comme autant de constituants d’un univers de rêve abandonné à un présent insouciant. Et elle voulait que je les photographie pour elle.
... C’est dans les années trente que l’Amérique avait vu naître ses premiers dessinateurs industriels. Jusqu’alors, un taille-crayon avait toujours ressemblé à un taille-crayon – avec son mécanisme victorien élémentaire, orné parfois d’une petite fioriture. Vint ensuite l’ère du design. Le taille-crayon prit de drôles d’allures, comme s’il avait subi le test de la soufflerie. Les modifications demeuraient néanmoins très superficielles car sous la coque de chrome aérodynamique prévalait encore le vieux mécanisme victorien. Logique, puisque la plupart des designers à succès se recrutaient parmi les décorateurs des théâtres de Broadway. Tout n’était que décor de théâtre, accessoires sophistiqués élaborés pour jouer à vivre dans le futur.
... Devant sa tasse de café, Cohen exhiba une grosse enveloppe pleine de photos sur papier glacé. Je vis les statues ailées qui veillent sur le Hoover Dam, énormes décorations en béton résistant vaillamment à un ouragan imaginaire sur le barrage. Je vis une douzaine de clichés du Johnson’s Wax Building de Frank Lloyd Wright qui voisinaient avec de vieilles couvertures d’Amazing Stories réalisées par un artiste nommé Frank R. Paul. À n’en pas douter, les employés de la Johnson’s devaient avoir l’impression d’évoluer dans l’univers utopique de Frank R. Paul. En effet, la réalisation de Wright semblait avoir été conçue pour des êtres en toges blanches et sandales de plexiglas. J’hésitai cependant devant la représentation d’un impressionnant long-courrier à hélices, tout en ailes, pareil à un énorme boomerang dont les hublots auraient été placés en des points incongrus. Des flèches indiquaient l’emplacement de la grande salle de bal et des deux courts de squash. L’esquisse datait de 1936.
... « Ce truc n’aurait jamais pu voler ?… » Je consultai Dialta Downes du regard.
... « Oh, non ! Impossible, même avec ses douze hélices géantes ! Mais, à 1'époque, on adorait ce genre de chose, vous comprenez ? New York-Londres en moins de deux jours, avec des restaurants de première classe, des cabines particulières, des solariums et du jazz le soir… Les designers avaient la fibre populiste, voyez-vous ; ils cherchaient à donner au public ce qu’il attendait. Et ce qu’il attendait, c’était le futur. »
... J’étais à Burbank depuis trois jours, où je m’efforçais d’insuffler quelque personnalité à un rocker terne, lorsque je reçus le paquet de Cohen. On peut toujours photographier ce qui n’existe pas, mais c’est très difficile et le talent qu’il y faut se monnaie en conséquence. Si je me défends en la matière, je ne suis quand même pas le meilleur, et ce malheureux rocker mettait à rude épreuve la crédibilité de mon Nikon. Je m’en sortis déprimé parce que j’aime faire du bon travail, mais pas complètement car je fis tout ce qu’il fallait pour toucher mon chèque, et je décidai de me refaire un moral en acceptant la mission hautement artistique de la société Barris-Watford. Cohen m’avait adressé quelques livres sur le design des années trente, des photos supplémentaires de bâtiments aérodynamiques et une liste des cinquante constructions californiennes dont le style plaisait tout particulièrement à Dialta Downes.
... En architecture, la photo demande parfois une grande patience. Tel immeuble prend un aspect de cadran solaire lorsqu’il faut attendre qu’un détail sorte enfin de l’ombre, que la structure d’ensemble se révèle de manière opportune. Alors, tout en guettant le bon moment, je m’immergeais dans l’Amérique de Dialta Downes. Quand j’isolais certaines usines sur le verre dépoli de mon Hasselblad, elles affichaient une sorte de dignité totalitaire qui n’était pas sans évoquer les  stades qu’Albert Speer construisit pour Hitler. Mais tout le reste demeurait inexorablement minable. Ce n’était que machins éphémères sortis de l’inconscient collectif américain des années trente qui s’efforçaient de survivre en bordure de routes rectilignes parfaitement déprimantes : motels poussiéreux, magasins de gros, petits parcs de voitures d’occasion. Moi, je préférais encore les stations-service.
... C’est à l’apogée de l’ère Dialta Downes que Ming l’impitoyable se vit confier là conception des stations-service californiennes. Fidèle au style architectural de Mongo, sa planète natale, il fit ériger sur toute la côte des pistolets à rayons géants en stuc blanc. Nombre de ces édifices étaient affublés d’une tour centrale superfétatoire, elle-même baguée d’étranges ailettes de radiateur où se lisait la signature d’un certain style, le tout donnant l’impression de vouloir engendrer de puissants sursauts d’enthousiasme technologique, si toutefois l’on découvrait le dispositif de mise en route. À San José, je réussis à photographier l’un de ces sites une heure avant que les bulldozers ne viennent écrabouiller cette vérité structurale en plâtre, lattis et béton bon marché.
... « Essayez de voir dans tout ça, m’avait dit Dialta Downes, une espèce d’Amérique parallèle : des années quatre-vingt n’ayant jamais existé. Une architecture de rêves brisés. »
... Je m’y efforçais donc tout en couvrant au volant de ma Toyota rouge les étapes de sa vision socio-architecturale chantournée. Peu à peu, j’en venais d’ailleurs à accepter son idée d’une Amérique fantôme, d’usines de Coca-cola semblables à des sous-marins échoués et de cinémas de cinquièmes exclusivités semblables aux temples de quelque secte disparue adoratrice de miroirs bleutés et de géométrie. Et pendant que j’avançais au beau milieu de ces ruines secrètes, je m’interrogeais sur les habitants de ce futur évanoui : qu’auraient-ils pensé du monde où je vivais ? Les années trente rêvaient marbre blanc et chrome satiné, cristal impérissable et bronze poli, mais les fusées ornant les couvertures des revues de Gernsback étaient tombées sur Londres, en pleine nuit et dans un bruit d’enfer. Après la guerre, tout le monde eut sa voiture – sans ailes – et les autoroutes promises à cet effet, de sorte que le ciel lui-même en vint à s’assombrir, que les gaz d’échappement rongèrent le marbre et attaquèrent le cristal miraculeux…
... Et un jour, dans la banlieue de Bolinas, alors que je m’apprêtais à photographier un modèle particulièrement somptueux de l’architecture martiale de Ming, je pénétrai une fine membrane, une membrane de probabilité…
... Tout doucement, je passai de l’Autre Côté…
Et levai la tête pour voir une énorme chose dotée de douze moteurs, une chose semblable à un boomerang boursouflé, tout en ailes, qui filait vers l’est avec une grâce éléphantesque, à si basse altitude que j’aurais pu compter les rivets ponctuant sa carapace d’argent terne et entendre – peut-être – l’écho d’une musique de jazz.

... Je soumis ça à Kihn.
... Mervyn Kihn, journaliste indépendant, spécialiste des ptérodactyles du Texas, des bouseux qui voyaient des Ovnis partout, des monstres du loch Ness non répertoriés et des dix premiers facteurs de paranoïa dans les franges les plus atteintes de la mentalité populaire américaine.
... « C’est bien », fit Kihn en essuyant ses lunettes polaroïdes jaunes à l’ourlet de sa chemise hawaiienne. « Mais le mental n’a rien à voir là-dedans ; il y manque la petite note de vérité.
... Pourtant, je l’ai vu, Mervyn, de mes yeux vu. »
Nous étions assis au bord d’une piscine, sous le brillant soleil de l’Arizona. Mervyn était venu à Tucson pour y rencontrer un groupe de fonctionnaires retraités, de Las Vegas, dont la cheftaine recevait des messages des Autres sur son four à micro-ondes. Quant à moi, j’avais conduit toute la nuit et commençais à en ressentir les effets.
... « Bien sûr, c’est évident que tu as vu ça. Mais tu as lu mes articles ? Tu connais ma théorie sur les Ovnis ? C’est d’une simplicité évangélique : les gens… » Il s’interrompit un instant, le temps de rajuster ses lunettes sur son interminable nez en bec d’aigle et fixa sur moi son plus beau regard de reptile. «… voient… des choses. Ils voient ces choses. Il n’y a rien, mais ils les voient quand même. Sans doute ont-ils besoin de ces visions ! Tu as lu Jung, tu connais la musique… Dans ton cas, c’est particulièrement clair. Tu pensais, m’as-tu dit, à cette architecture loufoque, tu fantasmais… Écoute, tu as bien tâté de la drogue, non ? Tu connais beaucoup de Californiens qui aient traversé les années soixante sans avoir de bonnes vieilles hallucinations ? Et ces nuits où tu découvrais que les techniciens de Disney au grand complet avaient été utilisés pour tisser des hologrammes animés d’hiéroglyphes égyptiens dans la trame de tes jeans, et les fois où…
... Mais ça n’a rien à voir…
... Bien entendu. Rien à voir du tout. Tes visions à toi s’inscrivaient dans « la réalité la plus absolue », n’est-ce pas ? Tout est normal, et puis voici que surgit le monstre, le mandala, le cigare au néon. Et en ce qui te concerne un avion géant à la Tom Swift4. Mais ça arrive tout le temps. Tu n’es même pas fou. Tu le sais, non ? » Il extirpa une bière de la glacière bosselée posée à côté de sa chaise longue. « La semaine dernière, je me trouvais en Virginie. Dans le comté de Grayson. J’interviewais une fille de seize ans qui avait été agressée par une teut d’os.
... Quoi ?
... Une tête d’ours. La tête d’un ours décapité. Cette teut d’os flottait dans l’air sur sa petite soucoupe volante personnelle et ressemblait aux enjoliveurs de la vieille Cadillac du cousin Wayne. Ses yeux rouges luisaient comme deux bouts de cigare incandescents et des antennes télescopiques chromées pointaient derrière ses oreilles. »
... Sur ce, Mervyn émit un rot sonore.
... « Et cette chose l’a agressée ? Comment cela ? 
... Ne me dis pas que tu veux savoir ! De toute évidence, tu es de nature impressionnable. C’était froid… » Il reprit son mauvais accent du Sud. « Et métallique. Ça faisait des bruits électroniques. Voilà le truc important, en droite ligne de l’inconscient collectif, mon vieux. Cette gamine est une sorcière. Si elle n’avait pas grandi sous les auspices de L’Homme qui valait trois milliards et de toutes les rediffusions de Star Trek, elle aurait vu le diable. Une branchée du tube cathodique. Et elle est sûre que ça lui est arrivé. Quant à moi, je suis sorti dix minutes avant que les gros bras spécialisés dans les Ovnis ne surgissent avec leur détecteur de mensonges. »
... Je dus lui paraître peiné car il reposa sa bière avec précaution à côté de la glacière et se redressa.
... « Si tu désires une explication plus chic, je peux aussi te dire que tu as vu un fantôme sémiotique. Prends ces histoires de contactés, par exemple. Eh bien, elles s’ancrent toutes dans une espèce d’imagerie de science-fiction qui baigne notre culture. Je t’assure que je pourrais accepter ces extraterrestres s’ils n’avaient pas l’air de sortir des bandes dessinées des années cinquante. Ce sont des fantômes sémiotiques, des rescapés d’une imagerie culturelle enfouie au plus profond de l’inconscient qui ont acquis une existence propre, à la façon des véhicules spatiaux de Jules Verne que les vieux fermiers du Kansas ne manquaient jamais d’apercevoir. Et toi, tu as vu un autre type de fantôme, voilà tout. Cet avion appartenait autrefois à l’inconscient collectif et tu as flashé là-dessus. L’essentiel, c’est de ne pas t’inquiéter à ce sujet. »
... Pourtant, je m’inquiétais. Et sérieusement.
... Kihn peigna ses rares cheveux blonds et s’en fut écouter ce que les Autres avaient pu raconter sur les ondes radar dernièrement. Moi, je tirai les rideaux de ma chambre et m’allongeai dans l’obscurité climatisée afin de m’inquiéter à loisir. À mon réveil, j’étais toujours aussi inquiet. Kihn avait laissé un mot sur ma porte. Il sautait dans un charter en direction du nord du pays pour vérifier une rumeur concernant des mutilations infligées à du bétail (des « meuhtilés », disait-il ; c’était là une autre de ses spécialités journalistiques).
... Je me restaurai, pris une douche, avalai le restant d’un anorexigène qui traînait au fond de ma trousse de toilette depuis trois bonnes années et décidai de regagner Los Angeles.
... Sous l’effet du cachet, je ne voyais pas au-delà de la trouée lumineuse des phares de la Toyota. Le corps n’a qu’à conduire, me dis-je. L’esprit veille. Il veillait à rester loin de cette étrange devanture périphérique d’amphétamines et de fatigue, de cette végétation lumineuse et spectrale qui surgit au coin du troisième œil durant les longs trajets de nuit sur autoroute. Malheureusement, l’esprit n’en fait jamais qu’à sa tête et l’opinion de Kihn sur ce que j’appelais déjà ma « vision » ne cessait de tourner dans mon cerveau en une orbite serrée, à l’ellipse bancale. Fantômes sémiotiques. Fragments du Rêve collectif emportés dans l’air soulevé par mon passage. Curieusement, cette réaction en boucle aiguisa l’effet de l’anorexigène, et le défilement de la végétation des talus afficha les couleurs des images par infrarouges des satellites, lambeaux incandescents éparpillés dans le sillage de la Toyota.
... Je m’arrêtai alors et une demi-douzaine de boîtes de bière en aluminium me souhaitèrent bonne nuit au moment où j’éteignais les lumières. Je me demandai l’heure qu’il pouvait bien être à Londres et essayai d’imaginer Dialta Downes en train de prendre son petit déjeuner dans son appartement de Hampstead, entourée de figurines chromées aux formes aérodynamiques et d’ouvrages sur la culture américaine.
... Aux États-Unis, les nuits dans le désert sont incroyables ; la lune y est plus proche. J’en profitai pour l’observer et parvins à la conclusion que Kihn avait raison. L’essentiel était de ne pas s’inquiéter. Partout dans le pays, chaque jour, des gens plus normaux que je n’avais jamais ambitionné de l’être voyaient des oiseaux géants, des hommes-gorilles, des raffineries de pétrole volantes. C’étaient eux qui jusitifiaient l’activité et les revenus de Kihn. Pourquoi me laisser troubler par un bref  aperçu de l’imagination populaire des années trente égaré au-dessus de Bolinas ? Je décidai de dormir sans m’inquiéter d’autre chose que des serpents à sonnettes et des hippies cannibales, en sécurité parmi les détritus bienveillants de mon continuum familier. Au matin, je pousserais jusqu’à Nogales pour y photographier les vieux bordels. Il y avait des années que j’y songeais. Cette fois, l’anorexigène avait cessé de faire effet.

... La lumière me réveilla, puis les voix.
... La lumière provenait de quelque part derrière moi et jetait des ombres mouvantes dans la voiture. Les voix calmes, un peu étouffées, qui se répondaient, étaient celles d’un homme et d’une femme.
... J’avais la nuque raide, les yeux ensablés et des fourmis dans la jambe qui était appuyée contre le volant. Je cherchai mes lunettes dans la poche de ma chemise, finis par les dénicher.
... Je regardai par-dessus mon épaule et c’est alors que je vis la ville.
... Les ouvrages sur le design des années trente se trouvaient dans le coffre de la Toyota. L’un d’eux renfermait des croquis d’une ville idéale inspirée, malgré des structures systématiquement équarries, de Metropolis et de La Vie future, et qui se dressait, à travers de parfaits nuages d’architecte, jusqu’à des quais pour zeppelins et de folles envolées de néon. Cette ville était une réplique miniature de celle qui s’élevait derrière moi. Des tours en forme de pyramides tronquées se superposaient comme autant d’étages d’une ziggourat étincelante menant au temple d’or central bagué des fameuses ailettes de radiateur caractéristiques des stations-service de Mongo. On aurait pu dissimuler l’Empire State Building dans le plus modeste de ces édifices reliés entre eux par des routes de cristal sur lesquelles circulaient des formes lisses et argentées comme des gouttes de mercure. Dans les airs, une armada de vaisseaux : paquebots volants, minuscules flèches d’argent (dont l’une, parfois, quittait un pont aérien pour s’en aller gracieusement rejoindre le ballet), dirigeables d’un kilomètre de long, vagues libellules en suspension dans le ciel qui n’étaient autres que des autogires…
... Je me retournai, fermai les yeux. Quand je les rouvris, je m’obligeai à les poser sur le compteur kilométrique, la poussière blanche sur le plastique noir du tableau de bord, le cendrier plein.
... « Psychose créée par les amphétamines », dis-je à voix haute.
Le tableau de bord était toujours là, ainsi que la poussière, les mégots écrasés. Alors, avec d’infinies précautions, sans bouger la tête, j’allumai mes phares.
... Et les vis.
... Ils étaient blonds. Ils se tenaient debout à côté de leur voiture, un avocat d’aluminium surmonté en son milieu d’une gouverne de direction et doté de roues noires et lisses comme celles d’un jouet d’enfant. Lui avait le bras passé autour de la taille de sa compagne et tendait la main vers la ville. Tous deux étaient habillés de blanc : vêtements amples, jambes nues, chaussures d’été immaculées. Ni l’un ni l’autre ne semblait avoir remarqué la lumière de mes phares. L’homme disait quelque chose de sage et de solide que la femme approuvait de la tête, et soudain je fus pris de peur, une peur totalement différente de ce que j’avais connu jusqu’alors. Il ne s’agissait pas d’un problème de santé mentale. Je savais confusément que la cité derrière moi était Tucson – une Tucson de rêve jaillie du désir collectif d’une époque. Et tout cela était réel, totalement réel. Mais ce couple en face de moi vivait là-dedans. Et il m’effrayait.
... Ces deux êtres étaient les enfants des « années quatre-vingt mythiques » de Dialta Downes, les Héritiers du Rêve. Blancs, blonds, ils devaient avoir les yeux bleus. C’étaient des Américains. Dialta avait affirmé que le futur avait commencé par toucher l’Amérique, mais qu’il l’avait finalement désertée. En tout cas, pas ici, au cœur du Rêve. Ici, le phénomène avait poursuivi sa course selon une logique onirique qui ignorait tout de la pollution, des limites inexorables des réserves énergétiques, des guerres à l’étranger susceptibles d’êtres perdues. Ces deux-là étaient heureux, comblés, sûrs d’eux-mêmes et de leur univers. Et dans le Rêve, cet univers leur appartenait.
... Derrière moi, la cité illuminée : des projecteurs balayaient le ciel rien que pour le plaisir. J’imaginais tous ces gens se pressant sur les places de marbre blanc, dans l’ordre et l’allégresse, les yeux brillants d’enthousiasme pour leurs avenues baignées de lumière et leurs voitures d’argent.
... Autant d’éléments qui rappelaient le sinistre ascendant de la propagande des jeunesses hitlériennes.
... Je mis la Toyota en route et avançai lentement jusqu’à me trouver à moins d’un mètre des jeunes gens. Ils ne m’avaient toujours pas remarqué. Je baissai ma vitre et écoutai l’homme. Ses paroles, claironnantes, sonnaient aussi creux que les boniments de quelque brochure de chambre de commerce et je savais qu’il y croyait dur comme fer.
... J’entendis la femme déclarer : « John, nous avons oublié de prendre nos pilalimentaires. »
... Dans un déclic, elle fit sauter deux gaufrettes brillantes d’un truc à sa ceinture et en tendit une à son compagnon.
... Je réintégrai alors l’autoroute et pris la direction de Los Angeles en grimaçant et en secouant la tête.
... J’appelai Kihn d’une station-service, une nouvelle, d’un vilain style hispanico-moderne. Il était rentré de son expédition et, apparemment, mon coup de téléphone ne le dérangeait pas.
... « Oui, c’est une histoire bizarre. As-tu essayé de prendre des photos ? De toute façon, ça n’aurait rien donné, mais, justement, c’est ce qui ajoute un frisson intéressant à ton récit, de ne pas avoir eu le réflexe d’en prendre… »
... Mais que devais-je faire ?
... « Regarde la télé, surtout les jeux et les feuilletons débiles.  
Va voir des films pornos. Tu connais Le Motel des amours nazies ? Tu peux l’avoir sur la chaîne câblée. Absolument atroce. Exactement ce qu’il te faut. »
... Mais qu’est-ce qu’il racontait ?
... « Arrête de brailler et écoute-moi. Je vais te confier un truc de pro : rien de tel que les émissions lamentables pour exorciser tes fantômes sémiotiques. Si elles peuvent me libérer des obsédés de la soucoupe volante, elles pourront te libérer de tes visions Art déco futuristes. Essaie. Qu’est-ce que tu as à perdre ? »
... Puis il me pria de l’excuser. Il avait un rendez-vous matinal avec les Elect.
... « Les quoi ? »
... « Les vioques de Las Vegas, Ceux du four à micro-ondes. »
... J’envisageai alors d’appeler Cohen à Londres en P.C.V., pour lui dire que son photographe démissionnait pour cause de séjour prolongé dans la quatrième dimension. En fin de compte, je m’en remis à un distributeur automatique qui m’asséna un imbuvable café noir et sautai dans ma Toyota afin de regagner Los Angeles.
... C’était une mauvaise idée. Pourtant, je passai deux semaines à Los Angeles. J’étais dans le royaume de Dialta Downes ; trop de ce fameux Rêve dans le coin, et trop de fragments de ce Rêve qui n’attendaient que le moment de me piéger. Je manquai démolir la voiture sur une bretelle d’autoroute près de Disneyland quand la chaussée, tel un pliage japonais, se déploya devant mes yeux en une douzaine de voies envahies de larmes chromées surmontées d’une gouverne de direction. Pire, Hollywood était plein de gens ressemblant au couple rencontré en Arizona. Je recourus aux services d’un réalisateur italien qui, en attendant des jours meilleurs, développait des photos et aménageait des abords de piscine pour gagner sa vie. Il se chargea des négatifs que j’avais accumulés pendant ma mission pour Dialta Downes. Je n’avais nulle envie de m’en occuper moi-même, mais cela ne parut pas gêner Leonardo. Lorsqu’il eut terminé, je vérifiai les clichés comme on bat un jeu de cartes et les expédiai par avion à Londres. Puis je pris un taxi jusqu’au cinéma où l’on donnait Le Motel des amours nazies et gardai les yeux fermés durant tout le trajet.
... Une semaine plus tard, on me fit suivre à San Francisco le télégramme de félicitations de Cohen. Dialta avait adoré mon travail. Quant à lui, il admirait la manière dont « j’avais pigé le truc » et espérait que nous pourrions collaborer à nouveau dans un avenir proche. L’après-midi même, je repérai une aile volante au-dessus de Castro Street, mais elle paraissait très ténue, à demi réelle. Je me précipitai vers le kiosque à journaux le plus proche et ramassai tout ce que je pus trouver sur la crise du pétrole et les dangers de l’énergie nucléaire. Je venais tout juste de décider d’acheter mon billet d’avion pour New York.
... « On vit dans un drôle de monde, hein ? » Le vendeur était un Noir malingre, les dents abîmées, portant manifestement perruque. J’acquiesçai, farfouillai dans les poches de mon jean à la recherche d’un peu de monnaie. J’avais hâte de gagner un parc et de m’installer sur un banc pour m’abandonner à la dure évidence de la quasi-dystopie humaine dans laquelle nous évoluons. « Mais ça pourrait être pire, hein ?
... C’est vrai, dis-je. Ou pire encore, ça pourrait être parfait. »
... Il me suivit du regard tandis que je m’éloignai, chargé de mon petit paquet de catastrophes concentrées.    

Titre original : The Gernsback Continuum, première parution dans Universe 11 (1981).

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