« On ne se frotte pas aux enquêteurs spéciaux.»
Manuel Orozco
Fils de militaire par son père, né à Berlin « mais aussi américain que le hamburger », officier dans la police militaire pendant 13 ans, carrière militaire à laquelle s'ajoute les quatre années de formation qu’il a passés à l’Académie militaire de West Point ; Jack Reacher est revenu à la vie civile avec les honneurs en 1997 (et le grade de commandant (major)) à cause d’une compression de budget, et d’un colonel revanchard.
Devenu, à son gré, une sorte de « clochard céleste » catégorie poids lourds (1,95 m pour ± 110KG), il vagabonde désormais à travers les U.S.A. sans autres raisons que son bon plaisir et l'envie de découvrir un pays qu'il n'a guère connu à cause des mutations de son Marine de père et ensuite des siennes.
À l'instar des héros de pas mal de séries télévisées américaines à partir des années 1960 (Le Fugitif, L’Incroyable Hulk, L'Agence tous risques, etc.), Reacher est irrémédiablement amené à résoudre les problèmes qui ne manquent jamais d'apparaitre sur son chemin.
En cela il est (comme ses prédécesseurs cathodiques d'ailleurs) une émanation chimiquement pure du héros de la Frontière, grâce à qui s'est construite l'Amérique.
En effet, dans l'imaginaire de la Conquête de l’Ouest, selon l’expression consacrée, la fondation d’une communauté ou la pacification d’un territoire, n’était pas le résultat d’une concordance de volontés individuelles autour d’un contrat commun, mais plutôt un processus rendu possible grâce à l’action violente d’un homme. Un maverick, qui était et demeurait étranger à la communauté à laquelle il apportait néanmoins son aide ; et dont le destin était de partir une fois son action accomplie.
Pour paraphraser Hegel il était devenu « comme une douille vide », en tant que ses actions abolissaient ses propres conditions d’existence (à savoir ce dans quoi il s’était impliqué).
« — Tu te prends pour ma mère ? »
Quatre éditeurs se sont partagés jusqu'à maintenant la destinée hexagonale du héros de Lee Child. Calmann-Levy™ - le dernier en date, vient justement de commercialisé un nouveau roman de la série, le 23ème au prix de 22,90 €.
Aux États-Unis « Un homme de parole » est en vingt-quatrième position, puisque, mystérieusement, aucun éditeur français n'a cru bon de traduire A Wanted Man (n°17), un roman pourtant récompensé et certifié best-seller.
« Un homme de parole » donc, n'est pas le meilleur de la série, et comme tous les romans de Child qui ne font pas partie de ceux que j'ai aimés il a le défaut de noyer l'intrigue dans d'ennuyeuses digressions. Là où les meilleurs les rendent indispensables, ou au moins amusantes. En tout état de cause vous n'y échapperez pas.
Reacher est quelqu'un qui aime s'entendre penser, à tel point que souvent on dirait que c'est Lee Child lui-même qui teste - à l'intérieur de ses propres intrigues - la direction qu'elles vont prendre. Parfois c'est réussi, d'autres fois moins.
Par exemple, et pour le coup de manière ironique :
« Je m’appuyai au mur près du téléphone. Pas forcément parce que je craignais de tomber sous l’effet du choc ou de la surprise. Mais parce que les histoires de Lowrey étaient en général très longues. Il se prenait pour un conteur. Et il aimait préciser le cadre. Et le contexte. Cadre détaillé et contexte détaillé. Normalement, il aimait aussi remonter à l’instant initial, juste avant que des déchets gazeux venus de régions non répertoriées de l’univers s’agglomèrent au hasard de leurs tourbillons pour former la Terre. »
Mais même les moins bons romans de la série ne m'ont jamais dégoûté d'y revenir. Car Reacher est un personnage très attachant. « Un mètre quatre-vingt-dix-huit et cent treize kilos, Reacher posa son poing gauche sur la table. De la taille d’un poulet de supermarché. »
J'y vois deux raisons.
C'est d'abord un individu heureux de vivre. Son intelligence, ses compétences lui permettent de faire face à quasiment n'importe quelle situation, sans se départir d'une énorme confiance en soi. Une attitude à contre-courant des (trop) nombreux héros névrosés, ou à tout le moins frustrés que propose la littérature de (mauvais) genre.
Ensuite Reacher est, par la force des choses, un « justicier » mais qui ne se préoccupe ni de la Loi, ni de la Justice, ni de l'Ordre avec leur majuscule respective. Le héros de Child n'est pas dans l'abstraction, ni dans le conceptuel. La justice telle qu'il l'applique - au fil des romans qui le mettent en scène - est infligée conformément aux actions auxquelles elle est sensée remédier. Et dans tous les cas, l'application de la justice nécessite plus que ce que la Loi est prête - ou capable - de prévoir. Sans parler du maintien de l'Ordre, qui se fait souvent (pour ne pas dire toujours) au dépend de la justice (avec ou sans majuscule pour le coup), et dont ne tient jamais compte l'ancien major de la police militaire américaine.
Ce faisant les romans de Lee Child (qui ne se consacre qu'à son personnage fétiche, ou presque) sont des
« machines gratifiantes », pour reprendre les mots d'Umberto Eco.
Reacher est un maverick charismatique : un surhomme gramscien pour le dire rapidement, qui use d'un pouvoir que nous lecteurs n'avons pas et, ce faisant, dispose d'un catalogue de solutions « consolatoires » qui lui permet de s'opposer à n'importe quelle crise, n'importe quelle injustice. Et de les résoudre. Grâce, parfois souvent, à « l’état de nécessité » ; où vouloir empêcher un gros délit justifie d’en commettre un moindre, voire un équivalent. [Sourire]
En outre, il n'y a aucune ambigüité dans la démarche de Reacher.
Par exemple dans Elle savait2012 ; 13ème roman de la série, dont les premières pages captivent comme j'en ai vues très peu réussir le faire aussi bien, est évoquée la funeste faute qu'aurait faite Reacher en s'impliquant dans une histoire où personne ne le lui avait demandé de le faire.
D'autres auteurs auraient sûrement brodé sur le sujet, entre auto-apitoiement et regrets. Chez Lee Child rien de tout ça.
Reacher évacue rapidement et simplement la question pour passer à autre chose. À savoir, l'une des trois ou quatre meilleures histoires de la série.
Laquelle est de surcroît l'occasion de sourire ou de franchement rire. Même si l'humour est, comme celui qui la manie le plus souvent, un rien brutal : « Bref, vous devriez bien réfléchir à cette option. Vous arrivez à un croisement, là. Vous devez décider quelle direction prendre. Vous pourriez passer à l’attaque, tous les quatre, tout de suite. Mais la prochaine étape sera l’hôpital. Je vous le promets. Garantie en béton. Vous allez vous faire frapper plus fort que jamais. Je parle d’os brisés. Je ne peux pas promettre de lésions cérébrales. On dirait que quelqu’un m’a déjà battu à ce niveau-là. »
Le personnage a connu deux adaptations cinématographiques, sous les traits de Tom Cruise. Un gabarit aux antipodes de celui décrit dans les romans, ce qui a fait dire à Lee Child (qui fait d'ailleurs des caméos dans les films - voir supra - et dans la série) que la taille et le poids de son personnage sont des métaphores d'une force irrésistible à l'œuvre. Dont acte !
Le premier sobrement intitulé Jack Reacher2012 est un thriller qui tient bien la route (grâce notamment à la présence de Robert Duvall). Le second nettement moins, au point que je ne suis pas arrivé à le terminer.
En 2022 une série télévisée a vu le jour avec Alan Ritchson dans le rôle-titre, et pour le dire franchement, je ne m'imagine plus autrement le personnage, quand je lis l’un des romans de Child. En plus d'être une excellente adaptation, cette première saison quintessencie tout ce que j'aime chez Reacher.
« Ça n’a pas dû être plaisant.
— En fait, ça l’a été.
— Objectivement, c’était un double homicide.
— Le premier gars était le commandant d’une armée ethnique irrégulière. Le deuxième son commandant en second. Pour faire un exemple, ils ont arrêté un célèbre joueur de foot d’une autre communauté. La star de l’équipe professionnelle locale. Ils l’ont attaché à un radiateur avec des menottes et lui ont brisé les jambes avec une masse.
En insistant particulièrement sur les genoux et les chevilles. Ils l’ont laissé là une heure pour qu’il réfléchisse à son avenir. Puis ils ont apporté deux matelas dans la pièce. Ils ont traîné sa femme et sa fille. Ils ont fait aligner tout le bataillon derrière la porte. Et ils les ont violées jusqu’à ce qu’elles meurent, sous ses yeux. Pendant tout ce temps il s’est tapé la tête contre le radiateur. Il essayait de se suicider. Il n’y est pas arrivé. Sa femme a tenu presque vingt-quatre heures. Sa fille est morte au bout de six heures. Elle a fait une hémorragie. Elle avait huit ans. J’ai passé deux semaines à confirmer les faits. J’ai vu les matelas. Alors somme toute, ç’a été assez agréable d’appuyer sur la détente. Ç’a été comme si je sortais la poubelle. L’activité n’est pas forcément amusante en elle-même, mais après, le garage est propre et bien rangé. Et c’est agréable. Ça c’est sûr. »
Pour moi le meilleur roman de la série est La Faute à pas de chance publié au Seuil™ en 2010; vient ensuite 11 ans plus tard Minuit, dernière limite et en 2012 Elle savait déjà chez Calmann-Lévy™ puis Sans douceur excessive, au Seuil™ en 2009. Et enfin les trois romans parus entre 2014 et 2019 : La cible était française, Bienvenue à Mother's Rest et Formation d'élite.
J'ai mis pas mal de temps avant de m'y mettre, pour tout dire c'est la série télévisée qui m'y a incité, et après un binge-reading estival plutôt coquet ; Reacher est devenu un personnage dont je guette les romans et la prochaine saison de la série télé avec impatience.
Et même après Un homme de parole en demi-teinte mon intérêt ne faiblit pas.
Prochaine étape A Wanted Man en V.O.
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