Accéder au contenu principal

La Cité du gouffre (Alastair Reynolds)

Sur Sky's Edge, Tanner Mirabel est un tueur d'élite. Soldat puis garde du corps à la solde d'un trafiquant d'armes, il traque Argent Reivich, le post-mortel qui a assassiné son employeur et, surtout, la femme de ce dernier... Une traque qui le conduit jusqu'à Chasm City, la Cité du Gouffre rongée par un fléau mortel. 

• Traduit par : Dominique Haas 
• Illustration de couverture : Alain Brion 

…. La science-fiction promet sans cesse de nouveaux horizons d’attentes, et le cycle des Inhibiteurs les secrète à doses assez fortes.
On le sait, cela est suffisamment documenté et accessible, les pulp magazines berceaux de la science-fiction, ont très tôt organisé une chasse aux idées, les utilisant jusqu’au moment où, épuisées, elles doivent céder la place à de nouvelles idées, afin de susciter, de nouveau du « sense of wonder ».
Eh bien Alastair Reynolds n’en manque pas d’idées, et s’il utilise des « effets de texte » éprouvés voire diront certains usés, l'effet d'étrangeté inféré, graduellement, est d’une efficacité redoutable.
Sans que jamais ne soit oublié l'effet romanesque. 

 …. Et à ce propos justement La Cité du gouffre (deuxième tome du cycle des Inhibiteurs) commence par ce qu’on appelle un para-texte, ici un document d’information présenté d'ailleurs comme tel :

.... Cher Nouvel Arrivant,
.... Bienvenue dans le système d’Epsilon Eridani ! Malgré tout ce qui s’est passé, nous vous souhaitons un très agréable séjour parmi nous. Nous avons réalisé ce document afin de vous informer sur certains événements cruciaux de notre histoire récente, et de vous faciliter l’abord d’une civilisation qui risque d’être sensiblement différente de celle que vous vous attendiez à trouver en quittant votre monde natal. Mais d’autres que vous ont vécu ce que vous vous apprêtez à vivre, il est important que vous le sachiez. C’est leur expérience qui nous a permis de mettre en forme ce document destiné à tempérer le choc culturel. Nous avons constaté qu’essayer d’enjoliver ou de minimiser la vérité des faits était finalement néfaste. Il semblerait, d’après l’étude statistique de cas comparables au vôtre, que la meilleure approche consiste à présenter la situation d’une façon aussi franche et directe que possible.
.... Votre réaction initiale risque fort d’être l’incrédulité, rapidement suivie par la colère puis par un état de rejet prolongé. Nous en sommes bien conscients.
.... Ce sont des réactions normales, il est important que vous le compreniez.
.... Dites-vous aussi, dès à présent, que le moment viendra où vous vous y ferez et où vous admettrez la vérité. Il se peut que cela vous prenne des jours, des semaines, voire des mois, mais, pour la plupart d’entre vous, vous y arriverez. Il se pourrait même que vous regrettiez rétrospectivement de ne pas avoir évolué plus tôt vers l’acceptation. Vous saurez alors que vous deviez achever ce parcours pour être en mesure d’accéder à quelque chose qui ressemble en fait assez au bonheur.
.... Entamons donc le processus d’adaptation.
.... En raison de la limite fondamentale imposée par la vitesse de la lumière aux communications dans la sphère d’espace colonisé, les nouvelles qui nous parviennent des autres systèmes solaires sont inévitablement obsolètes. Périmées depuis des décennies, parfois plus. La perception que vous avez du monde principal de notre système, Yellowstone, est presque certainement fondée sur des informations caduques.
.... Ce qui est certain, c’est que pendant plus de deux siècles – jusqu’à un passé très récent, à vrai dire – Yellowstone a été esclave de ce que la plupart des observateurs contemporains ont appelé la Belle Époque : un âge d’or social et technologique sans précédent – un étalon idéologique, que tout le monde s’accordait à considérer comme un mode de gouvernement presque parfait.
.... De nombreuses entreprises furent lancées avec succès à partir de Yellowstone : des colonies-filles dans d’autres systèmes solaires et des expéditions scientifiques ambitieuses aux limites de l’espace humain. Des expériences sociales visionnaires furent menées sur Yellowstone comme à l’intérieur de son Anneau de Lumière, et notamment les travaux controversés mais innovants de Calvin Sylveste et de ses disciples. Grands artistes, philosophes et savants s’épanouirent dans la pépinière suractive qu’était devenue Yellowstone. Des techniques audacieuses d’accroissement neural furent mises au point. Certaines civilisations humaines traitèrent les Conjoineurs avec défiance, mais les aspects positifs des méthodes de développement spirituel ne nous faisaient pas peur à nous, Demarchistes, et nous établîmes avec les Conjoineurs des relations qui nous permirent d’exploiter à fond leurs technologies. Grâce à leurs systèmes de propulsion, nous parvînmes à coloniser beaucoup plus de mondes que les civilisations qui adoptèrent des modèles sociaux inférieurs.
.... Oui, vraiment, c’était une époque glorieuse. Et c’est probablement la situation que vous espériez trouver en débarquant.
.... Ce n’est malheureusement pas le cas.
.... Quelque chose s’est passé chez nous, il y a sept ans. La nature précise du vecteur de transmission est encore floue à ce jour, mais il est presque certain que la peste a été apportée par un vaisseau, il y a des années peut-être, sous forme inactive, et à l’insu de l’équipage. Il paraît peu probable à présent que l’on connaisse jamais la vérité ; trop de choses ont été détruites ou oubliées. D’énormes pans de l’histoire planétaire stockés sous forme digitale ont été effacés ou endommagés par la peste. La mémoire humaine en est désormais la seule dépositaire… et la mémoire humaine est loin d’être infaillible.
.... La Pourriture Fondante a atteint notre société en plein cœur.
.... Ce n’était ni tout à fait un virus biologique, ni un véritable virus informatique, plutôt un hybride des deux, une chimère étrange, fluctuante. Aucune souche originelle de la peste n’a jamais été isolée ; mais sous sa forme pure, ce doit être une sorte de nanomachine analogue aux assembleurs à l’échelle moléculaire de notre technologie médichinale. Il paraît certain qu’elle est d’origine non humaine. Il est également évident que tous nos efforts pour tenter de l’éradiquer auront, au mieux, permis de ralentir son invasion, et on peut même se demander s’ils n’ont pas, bien souvent, aggravé les choses. La peste s’adapte à nos ripostes ; elle pervertit nos armes et les retourne contre nous, comme si elle était guidée par une sorte d’intelligence secrète. Nous ignorons si elle est dirigée contre l’humanité, ou si nous avons seulement été victimes d’une effroyable malchance.
.... À ce stade, d’après notre expérience, votre réaction la plus probable devrait consister à penser que ce document est un canular. Or l’expérience nous a montré qu’en réfutant cette assertion nous accélérons le processus d’adaptation, faiblement, mais d’un facteur significatif sur le plan statistique.
.... Ce document n’est pas un canular.
.... La Pourriture Fondante a bel et bien existé, et ses effets ont été beaucoup plus dévastateurs que vous ne pouvez l’imaginer. Lorsque l’épidémie a éclaté, notre société était sursaturée par les nanomachines, des milliards de milliards de minuscules machines, dévouées servantes qui donnaient forme et vie à la matière, sans que nous y pensions jamais. Elles grouillaient dans notre sang. Elles trimaient inlassablement dans nos cellules. Nous en avions plein le cerveau, elles nous reliaient au réseau demarchiste de prise de décision quasi instantanée. Elles nous permettaient, en manipulant directement nos mécanismes sensoriels, d’évoluer dans des environnements virtuels, ou bien elles scannaient et émulaient notre esprit en élaborant des systèmes informatiques qui fonctionnaient à la vitesse de la lumière. Elles mettaient la matière à notre portée ; nous la façonnions, nous la sculptions à une échelle inimaginable. Nous en faisions des montagnes. Grâce à elles, nous écrivions des symphonies. Nous les faisions danser à notre gré comme des feux follets. Seuls les Conjoineurs avaient fait un pas de plus en direction de Dieu… Certains disaient que nous n’étions pas loin derrière eux.
.... C’étaient les machines qui avaient fait surgir nos cités-nations de la roche et de la glace, elles qui avaient donné vie à la matière inerte à l’intérieur de ces biomes. Ces cités-nations étaient gérées par des machines pensantes, qui encadraient les dix mille habitats de l’Anneau de Lumière en orbite autour de Yellowstone. C’étaient les machines qui avaient fait de Chasm City, la Cité du Gouffre, ce qu’elle était ; elles qui avaient donné forme à son architecture amorphe, lui conférant sa beauté fabuleuse, fantasmagorique.
.... Tout cela a disparu.
.... Ce fut pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Si la peste s’était contentée de s’attaquer à nos machines, quand bien même elles seraient mortes par millions, la catastrophe aurait été gérable ; nous nous en serions remis. Mais la peste était allée au-delà de la simple destruction. C’était une forme d’art, un art d’une espèce perverse, dépravée. Elle avait fait évoluer nos machines d’une façon incontrôlable – ou que nous ne pouvions contrôler, en tout cas –, cherchant de nouvelles symbioses bizarres. Nos bâtiments s’étaient métamorphosés en cauchemars gothiques, nous prenant au piège avant que nous ayons eu le temps de fuir leurs métamorphoses mortelles. Les machines de nos cellules, de notre sang, de notre tête, avaient commencé à briser leurs entraves, se fondant en nous, fusionnant avec nous, corrompant la matière vivante. Nous étions devenus des combinaisons luisantes, larvaires, de chair et de machine. Lorsque nous enterrions nos morts, ils continuaient à croître et s’unissaient, s’amalgamaient à l’architecture de la cité.
.... Ce fut une période d’horreur.
.... Eh bien, elle n’est pas terminée.
.... Et pourtant, comme toutes les épidémies vraiment redoutables, notre parasite prit bien soin de ne pas tuer complètement la population qui l’hébergeait. Des dizaines de millions de gens périrent, mais des dizaines de millions d’autres se réfugièrent dans des sortes de sanctuaires, se cloîtrèrent dans des enclaves hermétiquement closes au sein même de la cité, ou en orbite. Leurs médechines reçurent des ordres de destruction d’urgence et se convertirent en poussière, que l’organisme pouvait éliminer sans problèmes. Les chirurgiens s’affairèrent furieusement à ôter les implants logés dans les crânes avant que la peste ne les atteigne. D’autres citoyens, trop intimement mêlés à leurs machines pour jamais y renoncer, cherchèrent une forme d’évasion dans la cryosomnie. Ils se firent enfermer dans des cryocryptes communes, hermétiquement scellées, ou quittèrent complètement le système, pendant que des dizaines de millions d’autres, qui étaient en orbite, affluaient à Chasm City, fuyant la destruction de l’Anneau de Lumière. Certains de ces individus, qui étaient naguère parmi les plus fortunés du système, étaient à présent aussi pauvres que tous les réfugiés de l’histoire. Ce qui les attendait à Chasm City n’était pas fait pour les réconforter… 
(Extrait d’un document d’information réalisé en 2517, destiné aux nouveaux arrivants dans l’espace circum-Yellowstone.)
Mais Alastair Reynolds utilise tout aussi bien le « candide » - personnage ignorant qui se voit informé par un ou d’autres personnages, ou encore ce qu’on nomme la « dénégation » qui consiste à inclure des données xéno-encyclopédiques (Pour en savoir +) dans le texte de manière à prétendre que le lecteur les connaît déjà. 
Ou bien, il utilise la stratégie narrative dite de l’intrusion, autrement dit un personnage découvre (comme le lecteur) un monde inconnu. 

Bref tout un catalogue d'astuces narratives qui mettent le lecteur tantôt en position de déduction, d’induction ou d’abduction.
Et la lecture oscille alors avec beaucoup d'élégance et d'efficacité, entre le plaisir de l’immersion dans un monde imaginaire crédible mais « exotique » ; et le travail cognitif qui fait appel à la xéno-encyclopédie et au méga-texte. 

…. Toute cette gymnastique s’apparente à faire du vélo. 
Lorsqu’on doit détailler ce qui nous permet de pédaler tout apparaît bien plus compliqué que de pédaler.


(À suivre ...)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Juste cause [Sean Connery / Laurence Fishburne / Ed Harris / Kate Capshaw]

« Juste Cause 1995 » est un film qui cache admirablement son jeu.             Paul Armstrong , professeur à l'université de Harvard (MA), est abordé par une vieille dame qui lui remet une lettre. Elle vient de la part de son petit-fils, Bobby Earl , accusé du meurtre d'une enfant de 11 ans, et qui attend dans le « couloir de la mort » en Floride . Ce dernier sollicite l'aide du professeur, un farouche opposant à la peine capitale.   Dès le départ, « Juste Cause 1995 » joue sur les contradictions. Ainsi, Tanny Brown , « le pire flic anti-noir des Everglades », dixit la grand-mère de Bobby Earl , à l'origine de l'arrestation, est lui-même un africain-américain. Ceci étant, tout le film jouera à remettre en cause certains a priori , tout en déconstruisant ce que semblait proposer l'incipit du film d' A rne G limcher. La déconstruction en question est ici à entendre en tant que la mise en scène des contradictions de situations ...

The Words

... The Words ( Les Mots ) est un film qui avait tout pour me séduire : le roman en tant qu'élément principal, des acteurs que j'aime bien ; D ennis Q uaid, J eremy I rons, J . K . S immons et B radley C ooper. Éléments supplémentaire l'histoire se révèle être une histoire dans l'hisitoire. Ou plus exactement un roman à propos de l'écriture d'un roman, écrit par un autre ; entre fiction et réalité.  Je m'explique. Clay Hammon fait une lecture public de son dernier livre The Words dans lequel un jeune auteur, Rory Jansen , en mal de reconnaissance tente vaille que vaille de placer son roman chez différents éditeurs. Cet homme vit avec une très belle jeune femme et il est entouré d'une famille aimante. Finalement il va se construire une vie somme toute agréable mais loin de ce qu'il envisageait. Au cours de sa lune de miel, à Paris , son épouse va lui offrir une vieille serviette en cuir découverte chez un antiquaire, pour dit-elle qu'...

Nebula-9 : The Final Frontier

... Nebula-9 est une série télévisée qui a connu une brève carrière télévisuelle. Annulée il y a dix ans après 12 épisodes loin de faire l'unanimité : un mélodrame bidon et un jeu d'acteurs sans vie entendait-on très souvent alors. Un destin un peu comparable à Firefly la série de J oss W hedon, sauf que cette dernière bénéficiait si mes souvenirs sont bons, de jugements plus louangeurs. Il n'en demeure pas moins que ces deux séries de science-fiction (parmi d'autres telle Farscape ) naviguaient dans le sillage ouvert par Star Trek dés les années 60 celui du space opera . Le space opera est un terme alors légèrement connoté en mauvaise part lorsqu'il est proposé, en 1941 par l'écrivain de science-fiction W ilson T ucker, pour une catégorie de récits de S-F nés sous les couvertures bariolées des pulps des années 30. Les pulps dont l'une des particularités était la périodicité ce qui allait entraîner "une capacité de tradition" (...