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Jerry Cornelius : La Rencontre de Pékin (M. Moorcock)

... Michael Moorcock est né en 1939. Il a été rédacteur en chef de la revue britannique New Worlds, de 1964 à 1973.

« Sous sa direction, New Worlds a favorisé le développement de toute une génération d’écrivains à l’esprit spéculatif et a permis à des auteurs plus âgés comme Brian Aldiss et J. G. Ballard de publier des œuvres qui n’auraient pas été acceptées ailleurs. »
Norman SPINRAD, The New Tomorrows, Belmont Tower Books, 1971.

 « Moorcock (…) était loin d’être épuisé par son poste à New Worlds, car il a écrit un flot de romans. Certains de ses contes étaient destinés à soutenir la revue, et n’étaient que des textes alimentaires. Mais il y a eu aussi la création de Jerry Cornelius (…). Dans les histoires de Cornelius se rencontrent les univers de Ronald Firbank et de Ian Fleming ; Cornelius représente plusieurs aspects de présent projetés dans un futur mondial style « art déco », où Ladbroke Grove est une destination aussi importante que l’a toujours été Alpha du Centaure. »
Brian ALDISS, Billion Years Spree, Weidenfeld, 1973.

« Le meilleur – ou peut-être conviendrait-il de dire le pire – exemple de la Nouvelle Vague est incorporé dans les romans et nouvelles centrés sur un personnage composite appelé Jerry Cornelius, produit d’un mélange de styles et d’intrigues chaotiques avec un protagoniste caméléon où se combinent à l’occasion les caractéristiques de James Bond, du docteur Frankenstein, du chevalier d’Éon, de Jack l’Étrangleur et tout ce qui peut venir à l’esprit. Le programme final, de Michael Moorcock, fut le premier roman de Jerry Cornelius à paraître en volume, mais il a été permis à d’autres écrivains d’utiliser le personnage dans des morceaux de longueurs diverses et d’une variété remarquablement sauvage, le genre de chose que l’on trouve dans les parodies scolaires. »
Donald WOLLHEIM, Les faiseurs d’univers, Laffont, 1974.



 LA RENCONTRE DE PÉKIN
 par 
Michael MOORCOCK

1

Venant des terres occidentales riches et vallonnées, Jerry Cornelius parvint en Chine, un vibragun à la hanche et un généreux message dans le cœur. Un mètre quatre-vingt-dix, plutôt gras, vêtu d’une barbe et d’un uniforme de guérillero cubain ; seuls ses yeux trahissaient son origine ou, quand il bougeait, ses mouvements. Ensuite, les gens reconnaissaient l’uniforme pour ce qu’il était réellement et ceux qui l’avaient tout d’abord admiré le détestaient, tandis que ceux qui l’avaient méprisé se mettaient à l’aimer. Pour sa part, il les aimait tous, il les embrassait tous. Sur le rivage d’un grand lac reflétant la pleine lune se tenait une haute pagode en ruine, les murs décorés d’une mosaïque délavée, rouge, bleu pâle et jaune. Dans la pièce poussiéreuse du premier étage, Jerry servit du Wakayama Sherry à trois généraux embarrassés dont la décision de le rencontrer dans cette lointaine province n’avait été qu’une question d’instinct.
 — Copieux, murmura un général en examinant son verre. Jerry regarda la langue rose glisser entre les lèvres et disparaître sur le côté gauche de la bouche.
— La tension, commença prudemment un second général. La tension. Jerry haussa les épaules et traversa vivement la pièce. Il alla jusqu’à la natte qui était posée en face d’eux, s’assit et replia les jambes sous lui. Une ombre passa devant la lune. Le troisième général jeta un regard vers la mosaïque qui se désagrégeait sur le mur. — Deux fois seulement depuis… Jerry acquiesça d’un air tolérant. Heureusement pour Jerry, ils parlaient tous en bon mandarin, avec une sorte de honte inquiète, comme des collabos craignant des représailles de leurs compatriotes.
— Comment ça se passe maintenant, là-bas ? demanda un des généraux, désignant l’ouest de la main.
— C’est sauvage et tranquille, dit Jerry. Comme toujours.
— Mais les bombardements américains…
— Une distraction, c’est vrai. Jerry se gratta la paume. Les yeux du premier général s’écarquillèrent.
— Paris rayé de la carte, Londres anéanti, Berlin en ruine…
— Vous avez bien profité de vos amis avant de les condamner. L’ombre avait maintenant disparu. Le troisième général écarta les longs doigts de sa main droite.
— Mais la destruction… Dresde et Coventry n’étaient rien. Trente jours… le ciel noirci par les avions des pirates yankees, une pluie constante de napalm, des millions de morts. – Il avala son Sherry. – Cela a dû ressembler à la fin du monde… Jerry fronça les sourcils.
— Je le crois, dit-il. Mais ce n’est pas la peine d’en faire toute une histoire, pas vrai ? Finalement tout ne va-t-il pas pour le mieux ? Le général parut exaspéré.
— Vous autres…

2

La tension aboutissant à l’équilibre : les signes de conflits maintiennent la paix. Question d’interprétation.

3

 Ayant été Elric, Asquiol, Minos, Aquilinus, Clovis Marca, il était maintenant, et à jamais, Jerry Cornelius le valeureux, le fier prince des ruines, le patron des voyages. Faustaff, Muldoon, l’éternel champion…
Il ne se passait pas grand-chose dans le centre temporel, ce jour-là ; des cavaliers fantômes chevauchaient des destriers squelettiques, traversant des mondes aussi fantastiques que ceux de Bosch ou de Breughel, et à l’aube, quand des nuages de flamants roses géants s’élancèrent de leurs nids de roseaux pour tournoyer dans le ciel en de bizarres danses rituelles, une silhouette fière et fatiguée descendit au bord du marais et observa, par-dessus le lac, les étranges configurations des lagunes sombres et des îles brunes qui lui apparaissaient comme des hiéroglyphes d’un langage très ancien. (Le marais avait été autrefois son refuge, mais maintenant il le craignait ; il était rempli de ses larmes.)
Cornelius ne craignait que la peur elle-même, et il avait écarté son albinos de cette scène ; il s’éloigna tristement ; sa longue crinière flottait derrière lui et, de loin, il ressemblait à une madone aux cheveux d’or longeant les lagunes.

4

 Imposition de l’ordre sur le paysage ; la vision romantique de l’âge de la raison, l’âge de la peur. Avec cependant l’incontestable rythme des sphères, la présence de Dieu. Les consolations de la discipline ; l’agonie presque intolérable de l’ordre intransigeant. La Loi et le Chaos. Le visage de Dieu, le centre de la personnalité : « Car seul l’esprit de l’homme est libre d’explorer le vaste infini du cosmos, de transcender la conscience ordinaire, et de parcourir les passages souterrains du cerveau humain et leurs dimensions sans limites. L’univers et l’individu sont liés : chacun reflète l’autre, et chacun contient l’autre. » (Chronique de l’Épée Noire.)

5

C’était extrêmement subtil, pensa-t-il en observant les eaux du lac par la fenêtre. Dans une autre pièce, les généraux dormaient. Très souvent, l’apparition d’une chose coïncidait presque exactement avec celle de son opposée diamétrale. Le lac ressemblait à une tranquille étendue d’argent ; même les roseaux paraissaient être des fils d’or pâle et les héros endormis auraient pu être ciselés dans du jade blanc. Était-ce là le mystère ultime ? Il regarda sa montre. C’était l’heure de dormir.

6

 Dans la matinée, les généraux emmenèrent Cornelius jusqu’à l’endroit où s’était écrasé le F111-A. Il était en assez bon état, une aile tordue et la queue arrachée, son pilote écrasé était encore aux commandes, une main inerte sur le levier d’éjection. L’avion se trouvait dans l’ombre de la colline, à moitié dissimulé par une saillie. Jerry hésitait à l’approcher.
— Nous espérons obtenir une réponse précise, dit un général.
— Précise, répéta Jerry en fronçant les sourcils ; ce n’était pas son jour.
— Quelle a été la nature exacte de la catastrophe ? demanda un des autres généraux. Jerry se força à grimper sur le fuselage de l’avion et à prendre une pause dont il savait qu’elle impressionnerait les généraux. Il devenait important pour lui d’accélérer les choses autant qu’il le pouvait.
— Que voulez-vous dire par là ? demanda un général en levant les yeux vers lui, mais Jerry n’était pas sûr que cette question lui fût destinée. Qu’est-ce que cela signifie pour vous, Mr. Cornelius ? Jerry se sentit coincé.
— Signifie ? Il passa la main sur le métal troué, toucha l’insigne de l’U.S.A.F., l’étoile, le disque, la bande. — On pourrait le mettre au musée, dit le premier général, avec les cinquante-huit Thunderbirds, bien sûr, et tout le reste. Mais comment faire pour la terre ? Il fit un geste en direction de la plaine bleu-vert qui s’étendait derrière leur jeep.
— Je ne comprends pas, ajouta-t-il.
Jerry fit semblant d’examiner la colline. Il ne voulait pas que les généraux le voient pleurer. Plus tard, ils s’entassèrent tous dans la jeep et traversèrent en trombe la plaine de poussière, se protégeant la bouche et les yeux de leur mouchoir. En retournant à la pagode près du lac, un des généraux regarda le paysage monotone d’un air pensif.
— Bientôt, tout cela va être remis en état. Le général toucha un objet carré dans une poche de son uniforme. Le bruit rauque d’une fanfare chinoise s’éleva aussitôt. Des hérons s’affolèrent parmi les roseaux et s’élancèrent dans le ciel.
— Vous pensez que nous devrions laisser l’avion où il se trouve, n’est-ce pas ? déclara le général Way Hahng. Cornelius haussa les épaules. Mais il fut content de voir que le contact était pris.

7

 La locomotive à vapeur, lourde et démodée, s’arrêta péniblement. Derrière elle, les wagons délabrés se bousculèrent un moment avant de s’arrêter. La vapeur jaillit sous la locomotive et le mécanicien chinois observa la plaine par-dessus leurs têtes pendant qu’ils descendaient de la jeep pour s’approcher du train. Quelques paysans occupaient les wagons. Un seul d’entre eux lança un regard furtif par la fenêtre avant de détourner la tête. Les paysans, hommes et femmes, portaient des salopettes rouges. Marchant jusqu’au genou dans l’épaisse vapeur, ils montèrent dans le wagon qui se trouvait juste derrière le tender. La locomotive se remit en route. Jerry s’étendit en travers du rude siège de bambou et fit sauter une esquille de sa manche. On pouvait voir au loin les montagnes brumeuses. Il lança un regard vers le général Way Hahng, mais celui-ci s’efforçait de défaire la boucle de sa ceinture. Jerry pencha la tête en arrière et aperçut la jeep, abandonnée près des rails. Il mit en marche son visiphone de poche et le dirigea vers la fenêtre. Des silhouettes incertaines se mirent à danser sur la vitre au rythme de la musique qui remplissait le wagon. Les généraux furent surpris, mais ne dirent rien. La chanson était Hello Goodbye, des Beatles.
Ce n’était pas approprié. Jerry l’arrêta. Après tout, pensa-t-il, peut-être est-ce approprié. Chaque pièce a deux faces.
Il éclata de rire. Le général Way Hahng lui lança un rapide coup d’œil désapprobateur, mais rien de plus.
 — J’ai entendu dire que, dans l’ouest, on vous appelait le Corbeau, dit un autre général.
— Seulement au Texas, répondit Jerry, encore secoué par le rire.
— Ah oui, au Texas. Le général Way Hahng se leva pour aller aux toilettes. Une fois sa veste retirée, on pouvait voir que le pantalon serré du général renfermait deux jolies fesses rondes. Jerry les observa et fut enthousiasmé. Il n’avait jamais vu de fesses pareilles. L’uniforme légèrement froissé les rendaient encore plus attrayantes.
— Et à Los Angeles ? demanda un autre général. Comment vous appelle-t-on à Elay ?
— Le Gros, répondit Jerry. 8 « Bien qu’il fût physicien, il savait que les objets biologiques importants allaient par paires. » (Watson, The Double Helix.) « La sinologie, comme la cuisine chinoise, il y en a deux sortes… » (Enright, Encounter, juillet 1968). 9 Le général Lee les retrouva devant la gare. Ce n’était guère plus qu’un plancher de bois surélevé, entre la ligne de chemin de fer et le Fleuve Jaune. Il serra la main de Jerry.
— Toutes mes excuses, dit-il. Mais, étant donné les circonstances, j’ai pensé qu’il était préférable de nous rencontrer ici plutôt qu’à Weifang.
— Combien de temps vous reste-t-il ? Le général Lee sourit et écarta les bras.
— Vous le savez bien, Mr. Cornelius. Ils marchèrent jusqu’à l’endroit où était parquée la voiture de l’équipage du grand Phantom IV.
Le général Way Hahng cria par la fenêtre tandis que le train repartait.

— Nous allons continuer jusqu’à Tientsin et nous reviendrons de là-bas. Nous vous attendrons, Mr. Cornelius. Jerry leur fit au revoir. Le général Lee était vêtu d’un costume de l’Ivy League(6) qui brillait un peu et dont une manche s’effilochait légèrement. Il était presque aussi grand que Jerry, avec un visage rond, des yeux maussades et des favoris noirs. Il retourna le salut de son chauffeur en ouvrant personnellement la porte de la limousine devant Jerry. Ce dernier entra. Ils s’assirent dans la voiture immobile et regardèrent le fleuve. Le général Lee posa une main sur l’épaule de Jerry, qui sourit à son ami.
— Alors, dit finalement le général, qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que je pourrai y arriver. Je crois que ça commence à marcher avec Way Hahng. Lee se frotta le coin de la bouche avec l’index.
— Oui. Je pensais que ça serait Way Hahng.
— Je ne peux rien te promettre, dit Jerry.
 — Je sais.
— Je ferai de mon mieux.
— Bien sûr. Et ça va marcher. Pour le meilleur ou pour le pire, ça va marcher.
— Pour le meilleur ou pour le pire, général. Je l’espère.

10

 — C’est trop, dit Jerry, de retour dans la pagode, tandis qu’ils buvaient du thé dans des bols mandchous tout craquelés et mangeaient des biscuits dans d’élégantes assiettes en polystyrène dérobées dans les usines de Shimabara ou de Kure. Les généraux froncèrent les sourcils.
— Trop ?
— Mais, la logique… commença le général Way Hahng, le plus joli des trois.
— Exact, répondit Jerry, qui était maintenant amoureux des généraux, et très épris du général Way Hahng. Pour ce général en particulier, il était prêt (temporellement ou métatemporellement, selon l’humeur) à compromettre ses principes, ou au moins à ne pas exprimer tout ce qu’il pensait. Exaspéré par lui-même, il grogna.
— Faux. Le général Way Hahng parut désappointé.
— Mais vous aviez dit…
— Je voulais dire « Exact », corrigea Jerry. Cela ne servait à rien. Mais plus vite ce serait terminé et mieux cela vaudrait. Quelque chose devait céder rapidement. Ou, du moins, quelqu’un. Il se souvint brusquement du grand enthousiasme qui avait soulevé les peintres américains immédiatement après la guerre et un Pollock lui vint à l’esprit.
— Bon sang.
 — C’est une question de mathématiques, d’histoire, dit le second général. La respiration de Jerry s’était accélérée.

11

 — Je ne lis pas le français, déclara le général Way Hahng, rendant dédaigneusement à Jerry la feuille de papier. C’était la première fois qu’ils étaient seuls tous les deux. Jerry soupira.

12

 UN CRI.

13

 Comme toujours, c’était une question de gestes. Il se rappelait la façon dont l’aile du F111-A s’était tordue, cachant le ventre de l’appareil. Quelle que soit l’erreur – et peut-être y en avait-il une – il était prêt à la supporter. Après tout, son admiration et son enthousiasme avaient été grands autrefois, et c’était le genre de choses qu’on ne pouvait pas oublier ; le sentiment de perte demeurait, quoi qu’on fasse pour le cacher. Ne pouvait-il pas continuer à être généreux, même si c’était bien plus difficile ? Il haussa les épaules. Il avait essayé plus d’une fois et avait été trop souvent rejeté. Une séparation nette serait la meilleure chose. Mais l’envie de faire encore un geste – de sympathie, de compréhension, d’amour – était toujours là. On ne pouvait pas se méprendre sur un tel geste, et il était, après tout, le maître forgeron. Il y avait ici une substance énorme, plus peut-être que jamais auparavant, mais son expression était figée. Pourquoi était-il toujours considéré comme l’agresseur ? Était-ce vrai ? Même le général Lee l’avait vu dans ce rôle. En fait, pensa-t-il, c’était autant qu’autre chose une question d’équilibre. Peut-être devait-il simplement se résigner à une longue attente. Entre-temps, le devoir l’appelait, substitut assez puissant à sa grande quête. Il resta à l’étage supérieur de la pagode, se forçant à regarder le lac, qui lui semblait aussi vaste que la mer, et beaucoup plus profond.

14

 Le souvenir rendit le supplice moins long ; la dualité. Le passé était le futur. Le souvenir était la précognition. Ce n’était pas un problème matériel. Karl Glogauer cloué sur sa croix, les mains et les pieds transpercés. « Mais si vous croyez en la vérité profane – alors le Temps est l’agonie du Présent, et il en sera toujours ainsi. » (La cité qui rêve.) Ne pas analyser.

15

 Des notions tortueuses ternissaient le souvenir de la maquette du château de Le Corbusier qu’avait faite son père. Mais tout cela était fini. Et c’était un grand soulagement.
— Il fait frais ici, maintenant, dit le général Way Hahng.
— Vous feriez mieux de sortir, répondit-il prudemment. Vite. L’œil. Pendant qu’il est ouvert. Ils se trouvaient tous les deux dans la pièce, que remplissait l’amour de Jerry.
 — C’est très joli, déclara le général. Pleurant de compassion, Jerry caressa les cheveux noirs du général, se pencha et embrassa ses lèvres.
— Bientôt, souffla-t-il.
Le vibragun et le reste de son équipement étaient à portée de main.

16

 UN PETIT CRI.

17

 La voix du vermisseau. L’homme aux nombreux noms, aux multiples facettes, l’homme métatemporel, extraordinaire, efficace, l’homme aux dons innombrables, le métaphysicien à la personnalité multiple. La voix sarcastique : « Dieu », et Renark et lui vécurent ce moment pour l’éternité. (The Sundered Worlds.)

18

 La fluidité du mandarin, la qualité du sanskrit que le général prononçait pendant l’amour. Tout cela avait un sens. Bientôt. Mais laissons la victime parler encore une fois, bouger encore une fois. 19 Jerry alla jusqu’à la fenêtre, regarda le lac, l’eau noire et brillante.
Derrière lui, dans la pièce, le général Way Hahng était étendu, entièrement nu, fumant un gros joint. Les yeux du général étaient fermés et ses lèvres se tordaient en un sourire béat, presque stupide. Le petit visiphone près du matelas projetait des images abstraites sur la mosaïque du mur, jouant What You’re Doing, mais même cela augmentait l’impatience de Jerry. En de tels moments, il aimait rarement le silence total, mais il le désirait maintenant. Il traversa la pièce et fit taire le visiphone. Il en avait le droit. Le général ne le lui disputa pas.
Jerry lança un regard vers son équipement, qu’il avait rejeté. Était-il allé trop loin ? Un sentiment puissant, semblable à la passion, faisait cogner son cœur. Il y avait eu cette récente rencontre avec le poète qu’il admirait mais qui se reniait beaucoup trop. « L’ironie est souvent un substitut à la véritable imagination, » avait dit le poète, parlant d’un récent spectacle interplanétaire.
Mais tout cela n’était qu’une distraction, maintenant. L’heure était venue.
Jerry inclina la tête devant le lac. Son sentiment, et non pas l’eau, l’avait momentanément vaincu. Mais cela avait-il une quelconque importance ?

20

Jerry pointa son vibragun vers le général et regarda le corps s’agiter pendant plusieurs minutes. Puis il prit l’extracteur et le mit en marche. Les nucléotides, infiniment précieuses, furent bientôt emmagasinées et il se prépara à partir. Il embrassa rapidement le cadavre et prit sous son bras la boîte qui était maintenant le général. À Washington, il y avait un chef qui saurait quoi en faire. Il descendit l’escalier jusqu’aux marches où l’attendaient les autres généraux.
— Dites au général Lee que l’opération a été menée à bien, déclara-t-il.
— Comment allez-vous partir ? J’ai un moyen de transport, répondit Jerry.

21

 Le lovebeast quitta la Chine le lendemain matin, emportant Jerry Cornelius, à la fois conducteur et prisonnier : ceux qui les virent passer furent incapables de trancher sur ce point. Peut-être Jerry et la bête ne le savaient-ils plus eux-mêmes, il y avait si longtemps qu’ils parcouraient le monde ensemble.
Comme un dragon, elle s’envola dans le vent, en direction des terres occidentales, riches, vallonnées, dévastées.



Traduction de Henry-Luc PLANCHAT
La rencontre de Pékin, de Michael Moorcock (The Peking junction  novembre 1969). 
Originellement publiée dans l’anthologie The new SF, de Langdon Jones.
Extrait de Fenêtres Internes, anthologie, 10/18, 1978


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