... BATMAN ANNÉE 100 (dans la version publiée par Panini pour ce billet) prend place dans un avenir qui évoque implicitement qui de 1984 (George Orwell) à V FOR VENDETTA (Alan Moore), en passant par le futur de 2000AD et ses « Judges » implacables ; ces évocations sont l'oeuvre des fantômes sémiotiques qui peuplent l'imaginaire collectif (un multivers que nous alimentons individuellement et dont le collectif nous habite aussi).
En 2039, Batman n'est plus dans l'esprit de ses contemporains qu'une légende urbaine presque totalement oubliée jusqu’à ce qu’une affaire de meurtre oriente les projecteurs et les caméras de surveillance du FCP (Federal Police Corps) sur lui.
Paul Pope que j’ai découvert grâce aux éditions Bethy avec THE ONE TRICK RIP-OFF (autrement dit ARNAQUE À L’ARRACHÉE – 1997 pour la V.F) plonge le lecteur (littéralement grâce à l’efficace procédé littéraire dit in media res) dans un environnement inattendu et particulier, mais qui sous les auspices du « deuxième degré » relatif à l’écriture et la lecture postmoderne (une manière d’appréhender la lecture – ainsi que l’écriture - que j’ai par ailleurs déjà développée), et l’immerge sans le noyer sous de multiples références explicites voire des récitatifs (trop) nombreux et parfois verbeux, mais sans toutefois le perdre grâce à l’implicite de ses choix artistiques et langagiers.
Si présentement Batman est un individu oublié, Paul Pope fait donc paradoxalement appel à notre mémoire culturelle, aux mèmes qui peuplent l’imaginaire collectif (le drugstore babélien qu'est la culture moderne) pour structurer son récit.
Le coloriste José Villarrubia est partie prenante du dépaysement (dystopique & cyberpunk) et de l'immersion que provoque la lecture de ce recueil (paru à l’origine aux Etats-Unis sous la forme de 4 fascicules) grâce à l’utilisation de tons inattendus qui voisinent avec des aplats noirs angoissants.
Singulièrement, alors que Batman est en quelque sorte ici un gladiateur schématique, presque un concept : on ne connaîtra pas vraiment son identité, ni son visage, quid de sa longévité ?
Or donc, tout gladiateur schématique qu’il soit, Paul Pope prend le parti de le rendre extrêmement humain : il grimace, il est blessé, il s’essouffle.
Et il n’est pas le seul à s’essouffler.
Je ne vous ferais pas l’affront de vous expliquer ce que le nombre 100 évoque ici, cependant il ne fait pas de doute qu’il indique (aussi) la vitesse à laquelle se déroule le récit : à « 100 à l’heure ».
Si Paul Pope fait l’économie des récitatifs et des bulles de pensée, il n'hésite pas à jouer avec les onomatopées, contrairement à nombre de ses collègues.
Si les scènes d'action sont d’une remarquable vitalité, avec une utilisation des onomatopées en tant qu’outils qui cadencent le rythme de la lecture et donnent un « second souffle » (dans son acception sportive si je puis dire) au récit, ce n’est pas une promenade de santé qu’on nous convie mais plutôt un parkour (sic) de santé.
Moins faiseur de son que tentative d’en briser le mur ; force est de constater que le découpage ne souffre lui non plus d’aucun temps mort.
Il saisit aussi par son extrême fluidité.
Pas de temps mort certes, mais une gestion du suspense en tant qu’horlogerie du décalage.
Lire ces quatre numéros dans leur temporalité originale a dû être un véritable supplice tant le besoin de « savoir » prend le pas sur toute autre considération domestique.
Et si parfois l’action cède à la violence (de la représentation) ce n’est jamais complaisant.
Le métier de super-héros est dur, âpre, et Paul Pope ne nous épargne pas cet aspect, pas plus qu’il n’épargne son personnage.
BATMAN ANNÉE 100 est un récit anniversaire qui n’oublie pas d’où vient son personnage principal ; des récits qui paraissaient dans les pulp magazines, ces périodiques à grande diffusion imprimés sur du mauvais papier et bardés de fiction (et seulement de fiction).
Et plus particulièrement de l’un d’entre eux : Black Mask (un titre programmatique s’il en est), celui qui a fait en quelque sorte école notamment en ce qui concerne le style.
Ce qu’on appelle communément le style béhavioriste (ou comportemental) qui tente stylistiquement de traduire en comportement les données « intérieures » des personnages : « voir si, uniquement par le ton d’une description je pouvais rendre un état d’esprit » (Raymond Chandler).
Ce n’est donc pas un hasard si le dessinateur François Boucq a déclaré que « Hammett qui fut, dans les années 20 l’inventeur de la hard-boiled school (l’école des durs à cuire), a créé toute une grammaire visuelle qui s’est retrouvé plus tard dans les romans graphiques ».
Le polar béhavioriste "est comme un film noir qu’on examine à la table de montage et dont on décrit froidement chaque plan" (Marcel Duhamel, créateur de la Série Noire).
Le style béhavioriste qui, autant par choix que par contraintes éditoriales, émergera dans les pages de Black Mask est « l’expression d’une conscience échaudée qui craint désormais la ruse de la raison, ce moment où les intentions des hommes comptent pour rien, où leurs actes seuls peuvent être décrits ». (Jean-Patrick Manchette).
Paul Pope se réapproprie cette belle idée littéraire, qu’il adapte à l’art du dessin.
Et c’est une très belle réussite.
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