"J'aime manipuler les mots et les consciences en manipulant le langage"
Alan Moore
"La magie est une maladie du langage"
Aleister Crowley
... Dès 2002 alors qu'il travaille au sein de son propre label ABC Comics, (voir ici & là) Alan Moore déclare être sur un projet intitulé Comet Ranger, qui sera dessiné par Jim Lee et pour lequel il a "tenté d'inventer un langage du futur qui paraisse réaliste" (voir entretien), las ! le projet ne se fera pas.
Dans un entretien publié en octobre 2000 il déclarait à ses interlocuteurs : "[...] ces notes en bas de page ici sont juste le décompte des mots dans les bulles. Pas plus de 25 mots par bulle, pas plus de 240 mots par page [..]".
Plus loin dans cette interview Moore disait : " [..] Les mots à leur manière relèvent d'une technologie : vous pouvez tout faire avec eux. Le langage est pour moi la racine de la magie [..]. Pour moi la magie, à laquelle j'attache une extrême importance, est une technologie qui se fonde sur le langage. [..]".
En 2003 il évoque encore une fois son travail avec les mots et cite Mort Weisinger (un influent editor chez DC Comics dans les années 1960) : "Ce qu'il (Weisinger) disait c'était : si vous avez six cases par page alors le maximum de mots que vous devez avoir dans chaque case ne doit pas excéder 35. Pas plus. C'est le maximum. 35 mots par case.
En outre, si une bulle a plus de 20 ou 25 mots, c'est trop. 25 mots est un maximum absolu. Bon, maintenant vous avez deux règles simples pour faire le plan de vos pages, ça vous donne un point de départ. D'accord, six cases, 35 mots par cases, ça veut dire 210 mots par page au maximum.[..]. Voilà la raison pour laquelle je compte d'une manière obsessionnelle tous les mots de mes scénarios, de manière à ne pas submerger les dessins. J'ai déjà vu des bandes dessinées où les ballons, énormes, remplissaient tout l'arrière-plan..." (Entretien accordé au fanzine Zariaz n°3 en 2003)
On peut voir ces règles de Mort Weisinger également reprises dans l'ouvrage intitulé : Enter the Superheroes : American Values, Culture, and the canon of Superhero literature de Ramagnoli & Pagnucci.
Edition portugaise |
On n'oubliera pas non plus le premier chapitre de son roman La Voix du feu (1996) raconté au travers d'un protagoniste des "Âges farouches" un peu simplet :
En arrière de colline, loin vers soleil-descend, est ciel devenir pareil à feu, et est moi, souffle tout dur, venir en haut sur chemin de lui, où est herbe froide sur pieds de moi mouiller eux.
Traduction de Patrick Marcel
Traduction de Patrick Marcel
A-hind of hill, ways off to sun-set-down, is sky come like as fire, and walk I up in way of this, all hard of breath, where is grass colding on I's feet and wetting they.
Version originale d'Alan Moore
Version originale d'Alan Moore
En partie à partir des conseils de Weisinger, ainsi que du travail effectué pour Comet Ranger, sans oublier qu'il est devenu à 40 ans magicien Alan Moore créé pour la série Crossed + 100 un langage adapté à l'idée qu'il s'en fait si d'aventure la planète devait se retrouver à conjuguer avec un avenir post-apocalyptique.
C'est aussi par exemple, l'idée du court roman de Régis Messac : Quinzinzinzili, où des enfants, qui s'appellent Bidonvin ou encore Tsitroen, retournés à l'état sauvage réinventent un nouveau langage.
Dans Babel 17 (que je lis en ce moment) Samuel R. Delany fait du langage l'un des protagonistes principaux de son roman (voire un antagoniste).
Il est à noter le beau travail de traduction de Ben KG pour l'éditeur Panini où par exemple la wishful fiction devient la "souhaite-fiction" autrement dit la science-fiction telle qu'envisagée par l'un des personnages dans cet avenir violent et sombre.
L'ami Patrick Marcel avait lui aussi fait un très beau travail sur Voice of Fire.
Comme souvent avec Moore, ce qu'il écrit est particulièrement référencé ; ici les chapitres ainsi que les couvertures font ouvertement écho à des œuvres de science-fiction ou de fantasy. Les couvertures deviennent dés lors porteuses de la mémoire d'un genre et Moore nous prévient, à travers elles,que son histoire s'inscrit dans une dynamique intertextuelle & hypertextuelle.
Crossed + 100 peut donc être lu comme un méta-comic, un ouvrage postmoderne ; terme entendu ici comme une création qui relève du collage, de la fragmentation et de l'hybridation.
De mon point de vue, Alan Moore explore ici la théorie dite de l'innutrition (Cf. Émile Faguet) c'est-à-dire qu'il assimile des modèles, des genres, des thèmes pour ensuite les "mettre à sa sauce" (c'est le cas de le dire avec cette série) et créer quelque chose de nouveau. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires en est un autre exemple fameux.
Honneur au père de la S-F, du moins celui qui a créé le terme Hugo Gernsback, car chacun sait que la science-fiction a d'abord eu une mère, qui n'est autre que Mary Shelley ; or donc c'est le titre de l'un des romans de Gernsback qui ouvre le bal.
Comme souvent avec Moore il s'agit d'une ouverture avec de multiples entrées : Ralph 124C 41+ est en quelque sorte un code dont le déchiffrage donne "one two four C four one-plus" autrement dit : "one to foresee for many (=one plus)" qui peut se traduire en français par un qui doit prévoir pour beaucoup.
Le lecteur est donc averti que se joue là une partie fait de texte(s), de contexte(s) et de sous-texte(s).
Chaque "chapitre" porte ainsi le titre d'un roman célèbre dont l'un des personnages fait d'ailleurs connaissance au travers d'une encyclopédie, au fur et à mesure que l'histoire progresse. Ces romans éclairent également le contenu des 6 chapitres qui composent ce recueil (il s'agit à l'origine d'une publication mensuel de six comic books).
Crossed + 100 est un "album" sacrément riche : un langage inventé très ludique (et qui fait sens), un contexte posé avec talent, un sous-texte florissant mais dont on peut se passer pour s'intéresser à l'histoire proprement dite.
Justement l'histoire ?
Eh bien c'est assez cru, violent, et comme on dit "sans concession". Rien n'est épargné au lecteur, ni la violence, ni le sexe.
Gabriel Andrade se montre un dessinateur très intéressant et doué.
Aussi bien dans les moments de calme, d'introspection que dans les déchaînement de violence.
En définitive Crossed + 100 est bien l'oeuvre d'Alan Moore, aussi riche et ludique que peut l'être From Hell, Tom Strong ou encore Watchmen, et tout aussi exigeante et divertissante.
Bien que publiée chez un éditeur, Avatar, considéré comme "mineur" (mais qui publie ces temps-ci Providence du même Moore, une série pour le moins exigeante) cette série est une belle réussite qui a sa place au côté des titres que j'ai déjà cités.
Reste qu'elle est de mon point de vue très violente, et certainement pas pour tous les lecteurs.
Elle invite en tout cas ceux qui la liront à la relire. [-_ô]
C'est aussi par exemple, l'idée du court roman de Régis Messac : Quinzinzinzili, où des enfants, qui s'appellent Bidonvin ou encore Tsitroen, retournés à l'état sauvage réinventent un nouveau langage.
Dans Babel 17 (que je lis en ce moment) Samuel R. Delany fait du langage l'un des protagonistes principaux de son roman (voire un antagoniste).
Il est à noter le beau travail de traduction de Ben KG pour l'éditeur Panini où par exemple la wishful fiction devient la "souhaite-fiction" autrement dit la science-fiction telle qu'envisagée par l'un des personnages dans cet avenir violent et sombre.
L'ami Patrick Marcel avait lui aussi fait un très beau travail sur Voice of Fire.
Comme souvent avec Moore, ce qu'il écrit est particulièrement référencé ; ici les chapitres ainsi que les couvertures font ouvertement écho à des œuvres de science-fiction ou de fantasy. Les couvertures deviennent dés lors porteuses de la mémoire d'un genre et Moore nous prévient, à travers elles,que son histoire s'inscrit dans une dynamique intertextuelle & hypertextuelle.
Crossed + 100 peut donc être lu comme un méta-comic, un ouvrage postmoderne ; terme entendu ici comme une création qui relève du collage, de la fragmentation et de l'hybridation.
De mon point de vue, Alan Moore explore ici la théorie dite de l'innutrition (Cf. Émile Faguet) c'est-à-dire qu'il assimile des modèles, des genres, des thèmes pour ensuite les "mettre à sa sauce" (c'est le cas de le dire avec cette série) et créer quelque chose de nouveau. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires en est un autre exemple fameux.
Honneur au père de la S-F, du moins celui qui a créé le terme Hugo Gernsback, car chacun sait que la science-fiction a d'abord eu une mère, qui n'est autre que Mary Shelley ; or donc c'est le titre de l'un des romans de Gernsback qui ouvre le bal.
Comme souvent avec Moore il s'agit d'une ouverture avec de multiples entrées : Ralph 124C 41+ est en quelque sorte un code dont le déchiffrage donne "one two four C four one-plus" autrement dit : "one to foresee for many (=one plus)" qui peut se traduire en français par un qui doit prévoir pour beaucoup.
Le lecteur est donc averti que se joue là une partie fait de texte(s), de contexte(s) et de sous-texte(s).
Chaque "chapitre" porte ainsi le titre d'un roman célèbre dont l'un des personnages fait d'ailleurs connaissance au travers d'une encyclopédie, au fur et à mesure que l'histoire progresse. Ces romans éclairent également le contenu des 6 chapitres qui composent ce recueil (il s'agit à l'origine d'une publication mensuel de six comic books).
Crossed + 100 est un "album" sacrément riche : un langage inventé très ludique (et qui fait sens), un contexte posé avec talent, un sous-texte florissant mais dont on peut se passer pour s'intéresser à l'histoire proprement dite.
Justement l'histoire ?
Eh bien c'est assez cru, violent, et comme on dit "sans concession". Rien n'est épargné au lecteur, ni la violence, ni le sexe.
Gabriel Andrade se montre un dessinateur très intéressant et doué.
Montage de cases |
En définitive Crossed + 100 est bien l'oeuvre d'Alan Moore, aussi riche et ludique que peut l'être From Hell, Tom Strong ou encore Watchmen, et tout aussi exigeante et divertissante.
Bien que publiée chez un éditeur, Avatar, considéré comme "mineur" (mais qui publie ces temps-ci Providence du même Moore, une série pour le moins exigeante) cette série est une belle réussite qui a sa place au côté des titres que j'ai déjà cités.
Reste qu'elle est de mon point de vue très violente, et certainement pas pour tous les lecteurs.
Elle invite en tout cas ceux qui la liront à la relire. [-_ô]
Un billet passionnant, très riche, à l'instar de l'œuvre sur laquelle il se penche.
RépondreSupprimerMerci Artie, je vais m'appuyer là-dessus pour une chronique radiophonique imminente sur "Crossed +100"...
J'ai hâte de l'écouter. [-_ô]
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