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PLANETARY #7 : To Be in England, in the Summertime

Ses derniers travaux ne sont pas des produits prêts à être consommés, mais des objets « à faire soi-même » 
Marshall McLuhan : La Galaxie Gutenberg

Planetary n°1 (Editions Spark)
            L’écriture postmoderne est, à mes yeux, une forme de réticulation, c’est-à-dire une structuration en réseau qui force le lecteur (ou le spectateur) à une connexion généralisée au sein de notre imaginaire collectif (et du sien) ; deux imaginaires que j’ai récemment comparés à un multivers [Pour en savoir +]. 
             Et même si au moment où je réfléchissais à cette perspective, je n’avais pas la série de bande dessinée étasunienne PLANETARY précisément en tête, rétrospectivement : à la relecture de l’œuvre conjointe de Warren Ellis, John Cassaday & Laura DePuy, et à la lecture d’une critique du premier tome de l'intégrale publiée par Urban Comics [Pour en savoir +], il est évident qu’elle est l’incarnation la plus exemplaire de cette idée. 
             Les récits postmodernes dont ressorti PLANETARY (dans son cas c’est même son fond de commerce si je puis dire), reposent sur une pierre deux coups : l’angulaire et l’achoppement ; un pharmakon auraient dit les Grecs. Ce qui fait leur force, à savoir la citation, la référence, et le méta-fictionnel peut aussi être leur talon d’Achille. 
             Si au plaisir de la lecture s’ajoute celui de l’analyse comme on le dit souvent lorsqu’on parle d’œuvres postmodernes ; que reste-t-il une fois l’analyse (ce que j’appelle la lecture au « deuxième degré) absente par manque de références ? 
             Autrement dit, un lecteur à qui échappe la plus grande majorité des références peut-il ou non prendre du plaisir à la lecture d'un tel récit ?
Pastiche très évident de certaines couverture du label Vertigo
On vit dans un drôle de monde. Veillons à ce qu’il le reste 
             Pour le dire brièvement la série PLANETARY s’empare d’un concept qui lui préexiste, inventé par Philip José Farmer, est connu depuis sous le nom d’univers Wold Newton [Pour en savoir +]. 
             Le septième épisode de la série intitulé To Be in England, in the Summertime sur lequel je vais me focaliser, met en scène nos trois archéologues de la culture de masse se rendant à un enterrement, celui de Jack Carter. 
            Ce personnage nous est présenté comme quelqu’un ayant joué un grand rôle dans les années 1980, quelqu’un ayant de sérieux contacts avec l’Occulte. 
Une sorte de genius loci de Londres selon Jakita Wagner, est accessoirement un agent de renseignement de l’agence Planetary
             Une fois à Londres, l’équipe composée d’Elijah Snow, de Jakita Wagner et du Drummer, se rend au cimetière et l’on distingue alors différents personnages évoquant ceux du label Vertigo (de l’éditeur américain DC Comics). Du moins pour les lecteurs qui les connaissent.
Un échantillon des couvertures du label Vertigo
             L’un de ces personnages n’est pas sans rappeler le scénariste Alan Moore lui-même, dont on dit bien volontiers qu’il a été l’un des architectes dudit label (sans jamais avoir directement écrit pour lui cela dit). Vertigo, secteur relativement indépendant du quadrant mainstream (c’est-à-dire la branche super-héros) de DC Comics, s’adressait à la « génération X (dont on parlait beaucoup aux Etats-Unis au moment de l’apparition du label), généralement déboussolée et cynique, qui lit de l'horreur et retrouve dans ces comics l’atmosphère un peu nihiliste du monde actuel » (Cf. Patrick Marcel in SCARCE n° 41 &42).
             En sus de sa déambulation dans le cimetière, Jakita tient un discours sur les « années Thatcher », et la politique répressive de la Dame de Fer, facteur ayant participé selon elle à la tonalité de l’écriture de ce qu’on appellera la « vague anglaise », et qui un temps a semblé submerger la bande dessinée américaine. 
Un raz-de-marée tout autant quantitatif (toutes choses égales par ailleurs) que qualitatif (Moore, Morrison, Gaiman, Milligan, etc). 
Elijah Snow lui se moque des gens venus assister à la cérémonie et amorce le « message » qui va parcourir tout l’épisode : ces personnages un peu ridicules ont fait leur temps. 
Commenter le genre dans lequel on écrit est un des ressorts de l’écriture postmoderne, et PLANETARY ne s’en prive pas. 
             S’ensuit une « histoire dans l’histoire » dans un style que, compte tenu du scénario, on devine vouloir être « à la manière de Vertigo ». 
Les lecteurs qui connaissent John Constantine l’un des plus tenace représentant de Vertigo (300 numéros au compteur entre 1988 et 2013)* ont bien sûr déjà fait le rapprochement entre ce dernier et le Jack Carter de cette histoire.
             Son meurtrier apparaît, et il s’avère être un super-héros symbolique si je puis dire, son costume laisse voir les coutures d’un logo de poitrine rappelant celui de Superman, et son histoire évoque par certains côtés le traitement qu’avait fait subir le scénariste Alan Moore au super-héros britannique Miracleman (alias Marvelman).
Incidemment ce super-héros se plaint justement de ce traitement qui a transformé de fiers super-héros (parfois un peu enfantins mais ça il ne le dit pas) qui savaient où étaient le bien et le mal, en psychotiques violents toujours sur le fil du rasoir et trimbalant des problèmes d’identités sexuelles (pour le dire vite).
Et effectivement MIRACLEMAN (in l'hebdomadaire anglais Warrior/1982) peut être considéré comme la première série qui a introduit ce qu’on nommera par la suite le grim and gritty dans la bande dessinée grand public de super-héros.
On peut résumer le grim and gritty à une tendance brute de décoffrage au ton sinistre voire sordide, qui tente d'introduire des « effets de réel » dans la routine de nos encapés préférés.
             De mon point de vue, les éditeurs ont surtout poussé à la roue l’un des aspects (le plus facilement reproductible) du projet du scénariste sans se préoccuper du fond, ce que ne ce sont pas fait prier de faire certains auteurs non plus, pressés de surfer sur la vague amorcée par WATCHMEN (toujours Moore) et BATMAN : THE DARK KNIGHT RETURNS (Frank Miller), deux œuvres qu’on ne se prive pas de qualifier de chef d’œuvres. Avec raison de mon point de vue.
Mais revenons à nos moutons.
Spider Jerusalem

             Ce super-héros, dont on ignorera bien entendu le nom, il s’agit d’un symbole, est abattu au fusil, dans le dos, par un personnage qui évoque sans hésitation une autre création de Warren Ellis, à savoir Spider Jerusalem le personnage principal de la série TRANSMETROPOLITAN sorte de pastiche du célèbre Hunter S. Thompson.
             Ce dernier connu pour être un dingue d’armes à feu, était un journaliste hors du commun, inventeur du gonzo journalisme.
TRANSMETROPOLITAN est pour le dire rapidement la rencontre de Thompson et du cyberpunk.
Hunter S. Thompson himself
             Cette série a d’abord paru sous le label Helix de l’éditeur DC Comics - qui devait être le pendant de Vertigo mais dans le domaine de la science-fiction – qui n’a pas fait long feu, et elle s’est retrouvée labellisée Vertigo à son treizième numéro (septembre 1998).
C’est à ma connaissance, le seul titre de la gamme a avoir survécu à la disparition d'Helix.
             Ce pastiche de Spider Jerusalem donc, est nous l’apprend-il en fait Jack Carter (la mise en abyme fait bien sûr partie de la panoplie postmoderne).
Un Jack Carter qui a simulé sa propre mort, et qui déclare qu’il est maintenant temps « d’être quelqu’un d’autre ».
De toute façon pour quiconque dont les initiales sont « J C » la résurrection n’est certainement pas un problème.
Jack Carter new look
             Pour les plus affûtés ou les plus perturbés de nos lecteurs, vous remarquerez que la rue où se déroule une partie de l’histoire s’appelle Moorcock, et vous n’êtes pas sans savoir que ce brillant romancier a inventé ce qu’on appelle le « champion éternel » une sorte de lignée de personnages dont plusieurs d’entre eux ont la particularité d’avoir les mêmes initiales : « J C » (ce dont s’amuse bien entendu Michael Moorcock lui-même). 

Le roi est mort, vive le roi ! 
             Le message est assez clair, dorénavant le nouveau roi de Vertigo ce n’est plus John Constantine (alias Jack Carter), mais Jack Carter (alias Spider Jerusalem). Qui a dit que c'était facile ? 
            Cette « prise de pourvoir » si je puis dire est aussi pour Warren Ellis un moyen de régler ses comptes avec DC Comics au travers de sa propre série publié par WildStorm la maison d'édition de Jim Lee à l'origine l'une des entités du "premier" Image Comics mais depuis propriété de DC Comics
             Cela dit il semblerait que Jim Lee ait gardé un certain contrôle éditorial (somme toute assez relatif) même après le rachat (voir le label America's Best Comics d'Alan Moore).
             En effet une sorte de consensus veut que pendant longtemps toutes les séries ou presque du scénariste Warren Ellis avaient un personnage qui évoquait peu ou prou John Constantine ; on cite volontiers l’inspecteur Curzon (dans THOR), Peter Wisdow (dans EXCALIBUR) voire Jenny Sparks (dans STORMWATCH et THE AUTHORITY) pour les plus téméraires.
L'inspecteur Curzon
             Pour ma part je pense que cette perspective est erronée et que John Constantine est tout simplement l’expression d’un stéréotype plus ancien.
En effet tous les personnages dont j'ai lu qu'ils étaient des "clones" de John Constantine (finalement pas si nombreux que ça) sont en fait l'incarnation d'un stéréotype assez commun.
             Une sorte d'anti-héros hâbleur, donnant l'impression d'être le maître d'un jeu qui en fait le dépasse, nihiliste ou du moins désabusé, et ayant des connexions avec le Milieu, les services de renseignements ou l'Occulte (selon les contextes).
Le détective hard-boiled est un excellent représentant de ce stéréotype, et Constantine n’est jamais qu’un détective hard-boiled …. de l’occulte.
             Et si on regarde de près le John Constantine d’Alan Moore (The Saga of Swamp Thing #37/juin 1985) on s’aperçoit que ce dernier a, tout comme le romancier Dashiell Hammett l’avait fait pour le crime, sorti la magie de son vase vénitien et l'a flanquée dans le ruisseau, en faisant de son détective de l’occulte (John Constantine) un type d'origine prolétaire.
             Un type de personnage qu’affectionne notamment Pat Mills (ou Garth Ennis), et qu’on retrouve d’ailleurs assez souvent dans la bande dessinée britannique (et ce n’est peut-être pas un hasard que Moore en ait eu l’idée).
Ce type de personnage devait tout simplement plaire à Warren Ellis ; et bien évidemment Constantine et Spider Jerusalem, sortent de ce moule culturel dont l’hebdomadaire Action [Pour en savoir +] a été un fier (mais éphémère) représentant outre-Manche.
             Ellis a donc utilisé ce stéréotype, sans pour autant forcément penser utiliser un pastiche de John Constantine, simplement parce ce qu’il correspondait à son style et au genre d’histoires qu’il écrivait, tout en étant (peut-être) « influencé » par la BD de son pays.

Shoot 
            Toutefois, Ellis vient, peu de temps avant que ce numéro de PLANETARY dont je viens de vous parler ne paraisse (en janvier 2000), de terminer son run sur HELLBLAZER la série où transpire justement John Constantine le vrai, le seul, l’unique. Au numéro 143 (décembre 1999). 
Et ceci dans des conditions sinon houleuses du moins assez brusques.
Shoot page 22
             En effet l’un de ses scénarios, intitulé Shoot qui devait être le numéro 141 de la série (et paraître en septembre 1999), lui a été refusé par l’éditeur – il évoquait l’un de ces « massacres de masse » qui se déroulent (trop) régulièrement dans les écoles américaines – et la proximité chronologique avec la fusillade de Columbine (en avril 1999) a dû refroidir le staff éditorial de DC Comics
En tout état de cause après le n°143, le scénariste n’a pas poursuivi sa collaboration avec le magicien de Vertigo et il n’y est à ma connaissance, jamais revenu. 
              On voit, si les faits et les dates (et mes sources) sont exacts, que Warren Ellis a largement eu le temps de mijoter son septième numéro de PLANETARY en forme de coup d'état. 
             Il est à noter que visiblement l’épisode Shoot avait été dessiné (par Phil Jimenez) et lettré à l’époque avant de se voir refuser l’imprimatur , ce qui lui a permis de longtemps circuler sur la Toile avant d’être repris dans une anthologie « officielle » intitulée Vertigo Resurrected
             En outre il n’y a pas eu de numéro d’HELLBLAZER sur le linéaires en septembre 1999. Le mois où aurait dû paraître Shoot sous le #141. 
             Si le sous-texte d’Ellis me paraît assez clair, il ne faut pas oublier que l’ironie est l’un des composant de l’écriture postmoderne, et qu’évidemment on peut se demander jusqu’où le scénariste croit lui-même à ce « coup d’état ». 
             En tout cas il ne lui est pas interdit de fanfaronner auprès d’une frange d'happy few. [-_ô]
       Or donc, une fois enlevée cette lecture au deuxième degré (qui n’existe peut-être que dans mon seul imaginaire) que reste-t-il aux lecteurs qui ne connaissent ni Vertigo, ni Alan Moore, ni John Constantine, ni Spider Jerusalem, ni ce qui est arrivé à Shoot, ni le grim and gritty, etc. ?

Que peut bien raconter To Be in England, in the Summertime pour quelqu’un qui connait peu ou pas le milieu de la bande dessinée américaine ou disons anglo-saxonne ?

Je me le demande !? (On vit décidément dans un drôle de monde)


* Après un bref passage dans l’univers super-héroïque de l’éditeur (JLA DARK, CONSTANTINE), John Constantine est de retour (une nouvelle fois) dans son (presque) titre fétiche THE HELLBLAZER à l’occasion de l’événement Rebirth (après CONSTANTINE : HELLBLAZER).
 ______________________ 
PLANETARY #7 : To Be in England, in the Summertime 
Ecrit par Warren Ellis, dessiné par John Cassaday et colorisé par David Baron, lettrage de Ryan Cline. Commentaire©™ réalisé à partir du TPB V.O PLANETARY : THE FOURTH MAN (DC Comics)

Commentaires

  1. Les comics postmodernes ne s'adressent pas à cette frange de lecteurs pour qui "n'importe quel numéro pouvait être le premier" sans qu'il se sente déstabilisé... Les comics deviennent une lecture de niche.

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    1. Je dirais qu'ils sont une lecture de "riches", une richesse culturelle ; mais les plus réussis parviennent à raconter de bonnes histoires que n'importe qui peut aimer, et lisibles au "premier degré".
      La question que je pose en sus est : est-ce que celle-ci (en particulier) l'est, lisible au "premier degré" ?

      Supprimer
  2. Que reste-t-il une fois l’analyse absente par manque de références ?

    Damned ! J'espérais vraiment une réponse à cette question que je me suis moi-même posée, sans pouvoir y répondre car disposant d'une partie des références (à l'époque de ma lecture, je n'avais pas connaissance de l'épisode de Shoot).

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