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Supreme Blue Rose (Warren Ellis/Tula Lotay)


            Scénariste de son temps, Warren Ellis a depuis longtemps montré une appétence particulière pour la métafiction, il suffit pour s’en convaincre de lire PLANETARY et, a fortiori, SUPREME BLUE ROSE la mini-série dont il est question ici, dessinée par la très talentueuse Tula Lotay.
Enfant de l’ère postmoderne et surtout du siècle 2.0 il réinvente ici le concept de Supremacy* in silico ; c’est-à-dire à partir d’un modèle informatique.
Ainsi n’est-il plus question ici de relaunch ou de reboot mais de « versioning ». Darius Dax ennemi privilégié de Suprême, est à la tête d’une société la National Praxinoscope Company ; quel nom merveilleux lorsqu’on sait que le praxinoscope est une invention qui donne l’illusion du mouvement en utilisant un mouvement cyclique et des dessins, et qu’il s’agit de parler des univers partagés de la bande dessinée américaine comme le font ici Ellis & Lotay.
Du reste, le récit est lui-même cyclique : arrivé à la dernière page du septième et dernier numéro vous pouvez reprendre à la première page du premier numéro et enchaîner une nouvelle lecture.
D’ailleurs si vous regardez attentivement la couverture du dernier numéro sur la droite on aperçoit les plumes de la queue de l’oiseau qui se trouve sur la première couverture (à gauche). CQFD !
Or donc, Darius Dax veut éliminer l’alter ego de Suprême car il a compris, comme tous les lecteurs de comic books, que le premier super-pouvoir des super-héros est d’attirer à eux les pires catastrophes et les ennemis le plus improbables. 
Si on regarde de plus près l’histoire du genre, il suffit qu’apparaisse un super-héros pour que toute une flopée de super-vilains suive.
En faisant de Darius Dax un homme qui veut se débarrasser du super-héros en titre, pour protéger la planète car il est un aimant à « problèmes », Warren Ellis dénonce la supercherie ultime : le super-vilain n’est pas celui qu’on croit. 

Les super-héros, pour continuer à être ce qu’ils sont et ne pas devenir la « cartouche vide » hégélienne que tout vrai redresseur de torts est destiné à devenir (et devrait rêver d’être), et constituer encore et toujours une source de profit pour leurs propriétaires ; ces personnages donc, disposent d’un talent caché : celui de créer de l’inflation dramatique qui se traduit par la création de problèmes qu’ils sont les seuls, soi-disant capable de contrecarrer. 

Les super-héros inventent les raisons de leur propre existence. 

Utilisant avec un rare talent la décompression : cette technique narrative qui dilate le temps en séquençant l’action au maximum - inspirée du storytelling de certains manga - et qu’il a été l’un des premiers à importer dans la BD made in U.S.A., SUPREME BLUE ROSE devient la métaphore des interminables séries « à suivre » qui sont le fond de commerce de l’industrie de la BD outre-Atlantique. 
Ce qui n’est pas un mince tour de force en seulement 7 numéros. Mais lire cette histoire donne parfois l'impression de faire du surplace : il est évident que tout ça aurait pu être dit en moitié moins de fascicule.
            Belle réflexion sur le genre, SUPREME BLUE ROSE bénéficie en outre de l’énorme talent de l’artiste Tula Lotay, dont la moindre des qualités est de nous donner envie de lire et relire cette mini-série ; et donc de nous donner la possibilité d’en saisir toute la richesse grâce à une lecture répétée. 

Cela dit « relire » est l'activité principale de tout lecteur de comic books lorsqu'il lit des séries au long court. 

Il me semble en effet évident, que ce n'est plus des aventures inédites qu’il nous faut attendre lorsque nous lisons des séries dont la durée de vie avoisine celle d’un être humain, mais plutôt des combinaisons nouvelles de situations déjà lues. 

Ce que propose SUPREME BLUE ROSE en ajoutant au plaisir de la lecture celui de l'analyse (et la révélation d'un deuxième degrés riche en perspectives nouvelles) c'est de réitérer la lecture de quelque chose que l'on connaît par cœur, à l'instar de ce que fait n'importe quel lecteur de comic books, et d'y prendre à chaque fois plaisir. Ou du moins de l'espérer.
_______________

* Supremacy est un « endroit » où toutes les anciennes versions (comprendre, obsolètes) du super-héros Suprême vivent ensemble.

Mon article doit beaucoup à celui de Presence : Le temps lui-même meurt en hurlant (Pour en savoir +), et à notre échange. 

Commentaires

  1. C’est un grand plaisir pour moi de (re)découvrir cette histoire par les yeux d’un autre lecteur. L’un des effets secondaires (au moins pour moi) d’écrire un article sur une lecture est d’en figer l’interprétation au fil directeur de l’analyse que j’ai suivi.

    En lisant ton analyse, je ne peux qu’être d’accord avec ce point de vue différent et complémentaire. Je prends également conscience que je reste encore très attaché à l’intrigue des comics de superhéros, que c’est un niveau de lecture qui m’apporte une dose de divertissement encore bien réelle. Je présume que c’est en partie pour cette raison que je ne suis pas capable de ressentir ou de percevoir la métaphore des interminables séries « à suivre » que tu mets en lumière..

    Il est évident que tout ça aurait pu être dit en moitié moins de fascicule. – Juste pour le plaisir de la discussion, pour cette histoire, je ne le ressens pas du tout comme une évidence parce que les auteurs abordent bien d’autres points que cet éternel recommencement.

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    Réponses
    1. Au sujet de la longueur tu as bien évidemment raison, ainsi que la richesse de ce qu’on peut trouver dans cette mini-série.

      7 épisodes ce n’est pas de trop, mais la façon dont Warren Ellis les utilise me laisse penser que ça va plus loin que ça.
      Ce n’est d’ailleurs pas un reproche, au contraire puisque ça fait sens en adaptant la forme au propos.

      Je pense qu’Ellis utilise la décompression pour donner une impression de durée, celle que justement on trouve dans les séries qui durent depuis plus de 70 ans pour certaines (toutes choses égales par ailleurs). D’où également l’aspect circulaire de l’histoire.

      Moi aussi je suis attaché à l’intrigue en elle-même, c’est même là ma première porte d’entrée.

      S’il n’y a pas d’histoire, il y a peu de chance que cela m’intéresse.
      Mais si en lisant l’histoire je vois des points d’entrée pour une lecture au « deuxième degrés », je ne boude pas mon plaisir.

      [-_ô]

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