La première couverture évoque, sans doute pas par hasard, le film de Spike Lee Do the Right Thing |
Contrairement à ce que peuvent suggérer les « origines » du nouveau venu dans la Maison des Idées, son incarcération (alors qu’il est innocent de ce qu’on lui reproche) n’est pas l’utilisation d’un stéréotype qui voudrait que dans chaque afro-américain se cache un criminel, mais plutôt l’inscription de ce personnage dans le zeitgeist des années 1970.
En effet, en septembre 1971 des émeutes ont lieu à la prison d’Attica (État de New York) et attirent l’attention des médias sur le racisme du système pénitentiaire américain. Ces émeutes sont la conséquence (entre autres) de l’assassinat de George Jackson militant du Black Panther Party, tué par ses gardiens à la prison de San Quentin en Californie.
L’écho de ses émeutes, très médiatisées par les détenus eux-mêmes, et qui ont connu un tragique dénouement, est perceptible dans nombre d'artefacts de la culture de masse : la chanson Attica State de John Lennon (1972), le film de Sidney Lumet, Un après-midi de chien où Al Pacino hurle « Attica ! Attica ! » en 1975, en passant, plus tardivement, par la série télévisée OZ, ......
Il n’est donc pas improbable que la bande dessinée Luke Cage emprunte elle aussi à ces événements, qui doivent être encore vifs dans la mémoire collective lorsque sort le premier numéro du comic book consacré au super-héros de Harlem, daté de juin 1972.
En plus de puiser dans le folklore super-héroïque cher à la Maison des Idées – une expérience scientifique tourne mal et confère à un individu des « super-pouvoir » (qui n’est pas sans rappeler celle à laquelle se prête Steve Rogers) faisant de lui une sorte de bouclier humain – la série Luke Cage, hero for hire est donc aussi le résultat d’un climat social et politique particulier.
La blaxploitation, qui met principalement en scène des protagonistes Noirs, introduit incidemment de nouveaux personnages dans l’imaginaire collectif : le dealer (vendeur de drogue), le pimp (le proxénète) ou encore le street hustler (autrement dit l’arnaqueur), bref toute une faune urbaine et Noire. Et fière de l’être, comme a pu le chanter James Brown
Si Luke Cage est un personnage très made in Marvel, sa singularité – il est un super-héros à louer – en fait définitivement quelqu’un d’à part dans le paysage culturel américain de la BD mainstream.
PULP FICTION
De l’aveu même de Brian Azzarello, le scénario de CAGE - 5 numéros parus entre mars et septembre 2002 - s’inspire du roman La Moisson rouge (1929) de Dashiell Hammett, l’un des pères du roman policier (et criminel) hard-boiled, avec son détective sans nom : le Continental Op, puis avec Sam Spade. Ce roman intitulé Red Harvest en version originale, a d’abord paru en quatre livraisons dans autant de numéros de Black Mask, un pulp magazine encore très célèbre aujourd’hui.
S’il existait, entre 1896, leur année de naissance, et la fin des années 1950, moment où ils ont été supplantés par les livres de poche (paperback), une multitude de pulp magazines, abordant tous les aspects de la littérature de genre (et pour cause, nombre de ces genres y sont nés), le format (c’est-dire la pagination, le rythme de parution et le découpage des histoires, les salaires des auteurs, etc.) de ce type de revue en a en quelque sorte, standardisé les schémas narratifs en donnant la priorité absolue à l’action et aux dialogues.
Ce qui a fait dire à Raymond Chandler autre grande plume du genre, et fin analyste que « [..] le récit criminel idéal était celui que l’on pouvait lire même s’il manquait la fin [..] ».
Ce qu’on appelle communément l’école Black Mask a, il est vrai, développé une approche stylistique et morale réaliste, et introduit l’écriture béhavioriste (ou comportementaliste) qui déduit la réalité des apparences et non de l’intériorité des individus.
En d’autres mots la psychologie doit être cachée sous les faits de l’existence.
Le récit hard-boiled, un mot d’argot américain qui vient du qualificatif qu’on donnait aux militaires chargés avant et pendant la guerre de 1914-1918, d’entraîner les jeunes recrues au parcours du combattant, et qui peut se traduire par « dur à cuire », renvoie à une écriture sèche et non sentimentale et à une psychologie virile.
Certains spécialistes avancent que le film Yojimbo (Le Garde du corps) d’Akira Kurosawa s’inspire lui aussi du roman de Dashiell Hammet, alors que le cinéaste japonais a toujours déclaré qu’il s’était inspiré du film La Clé de verre (une adaptation d’un autre roman de Hammett cela dit).
En tout état de cause Yojimbo inspirera lui aussi, à son tour, Sergio Leone pour le premier film de ce qu’on appelle la « trilogie du dollar » ; un film dont Walter Hill fera un remake en 1996 intitulé Dernier recours. (Yojimbo a aussi, dirait-on, très inspiré Azzarello & Corben, en tout cas plus que La Moisson rouge).
BOMBE ANATOMIQUE
À chaque fois que la Lune est pleine, ses canines deviennent des crayons bien taillés, ses narines se transforment en aérographe et il se sent animé par une frénésie de labeur forcé, tel est le portrait que l’on pourrait faire de Richard Corben.
Richard Corben est comme Akira Kurosawa, doté d’un vrai talent de géomètre, son travail sur « la profondeur de champ » est bien connu, son sens du détail saute aux yeux, et ces derniers sont dotés chez ses personnages d’une expressivité rarement vu ailleurs.
L’éclairage bénéficie d’un soin tout particulier, et lorsqu’on sait qu’il n’hésite pas à sculpter des modèles de ses personnages ont comprend mieux comment cette méticulosité s’exprime.
Pour CAGE Richard Corben n’abandonne pas sont style « hyperréaliste » mais il y adjoint une composante comique, il en rajoute.
Les personnages de CAGE sont des caricatures, des exagérations.
Voire des « bouffons », aux expressions très subtiles.
GENS DE COULEURS
Toutefois les deux artistes ont collaboré étroitement et Corben n’a pas hésité à transmettre des échantillons des couleurs qu’il pensait convenir pour telle ou telle scène selon les ambiances.
Ce qu'a apprécié à sa juste valeur, le talentueux Villarrubia.
Par exemple le soin apporté au reflet de Cage dans le miroir par rapport aux couleurs du Cage réel, la luminosité de l'air ou encore le travail effectué avec la couleur rouge.
Bref du grand art, qui se marie avec beaucoup de finesse aux dessin et à l'encrage de Corben.
Si le Luke Cage des années 1970 s’ancrait dans la blaxploitation contemporaine de ses aventures, celui d’Azarrello & Corben est largement influencé par la scène Hip-Hop, les « hood films » et l’attitude gangsta.
Une évolution tout ce qu’il y a de plus culturelle.
La place qu’occupe l’urbanisme dans la série CAGE n’est pas non plus sans rappeler l'urbanisation de New York par Robert Moses, un individu dont on a pu dire qu’il était le « père des gangs » des années 1960-1970.
Et ajouterais-je, par une réaction de cause à effet celui du Hip-Hop, en construisant « ses cités-ghetto, cette enclave de tours-prisons où était concentré de la colère, de la violence et de la culture afro-américaine ».
Une urbanisation – sorte de ségrégation invisible – dont l’acmé est sûrement la Cross Bronx Expressway (construite entre 1948 et 1972) qui coupe en deux le Bronx, précipitant au Sud les minorités dans un habitat insalubre.
Mais, et c’est aussi le paradoxe du divertissement de masse, que de s’appuyer sur des faits qui dans la réalité de nos existences nous révulsent et nous atterrent, et qui par la grâce du romanesque, de 24 images pas seconde ou par celle de la bande dessinée nous donnent l’occasion de nous évader et d’y prendre du plaisir.
CENSURE ET SANS REPROCHES ?
Parue sous l’égide du label Max de l’éditeur Marvel avec le sceau d’un ostensible « Parental Advisory Explicit Content » en lieu et place du « Comics Code Authority » (qui n’est pas sans rappeler celui institué dans l’industrie musicale, et pour cause), CAGE a pourtant fait l’objet d’une censure de la part de la Maison des idées qui pour le coup ne les avait pas si larges qu’elle le claironne en couverture.
Source du dessin non retouché |
Bonne lecture !
J'aime beaucoup cette BD et partage ton analyse, j'ajouterais qu'elle est très cinématographique, peu dialoguée, on dirait presque un story-board... enfin bref, que du bon, contrairement à la série télé, pas mauvaise, mais mal écrite. Un défaut partagé avec le DD version Netflix, ça commence à faire beaucoup... A croire que seule Jessica Jones a bénéficié d'une écriture plus travaillée. En tout cas, dans les trois séries Netflix, je la trouve au dessus du lot. A + Amigo!!!
RépondreSupprimerTrès cinématographique tu as raison, cela dit Corben revendique d’ailleurs cet aspect de son travail.
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