Lorsque Stan Lee se voit attribuer une quasi carte blanche par son patron, Martin Goodman, pour que son entreprise puisse entrer de plain-pied dans le business des super-héros, ce dernier – sûr de sa source – [Pour en savoir +], lui enjoint de s’inspirer de la Justice League of America.
Reste qu'au début des années 1960, contrairement au XXIème siècle comme nous le verrons, les maisons d'édition sont beaucoup plus protectrices.
Le procès intenté par l'éditeur qui deviendra DC Comics à l'encontre de Fawcett Comics et de son fleuron, Captain Marvel, est sûrement encore dans bien des mémoires.
En 2020 la frilosité a laissé place à une attitude que je qualifierais de postmoderne.
Ce terme, polysémique, est à entendre ici dans le sens que lui donne le critique Hiroki Azuma.
À savoir que la création relève désormais, aussi, du collage, de la fragmentation et de l'hybridation. Et que la culture est devenue un immense vivier où piochent les créateurs.
Lemire en a d'abord fait sa marque de fabrique lorsqu'il travaillait sur des commandes (work for hire) pour divers éditeurs.
The Terrifics (à partir de 2018) pour DC Comics, est par exemple un décalque (postmoderne) des Fantastic Four du Marvel Bullpen©. Mais déjà en 2012, Jeff Lemire s'inspirait fortement du B.P.R.D.™ de Mike Mignola pour inventer la série Frankenstein, Agent of S.H.A.D.E.[Pour en savoir +] toujours pour DC.
Mignola est d'ailleurs un modèle dont il n'a pas encore fini de solliciter l'inventivité, puisque l'univers étendu de Black Hammer, qui pour le coup n'appartient pas au seul éditeur (creator-owned) Dark Horse, n'est pas sans rappeler ce que fait le californien depuis le début des années 1990, justement chez le même éditeur, avec son Hellboyverse.
Mais il n'est pas ici question de faire un procès à quiconque, la bande dessinée américaine est, depuis ses débuts, un immense miroir aux silhouettes.
Le premier super-héros de ce qu'on appelle communément l'Âge d'argent, le Martian Manhunter, est ainsi une recréation de Superman.
Laquelle signale, soit dit en passant, que les origines du Kryptonien sont aussi à chercher du côté d'Edgar Rice Burroughs.
Flash ou Green Lantern, à la même époque seront actualisés à partir de personnages antérieurs.
Le miroir aux silhouettes est comme je le disais précédemment, inséparable de l'industrie de la BD étasunienne mainstream.
Cependant Jeff Lemire franchit un degré en ne dissimulant plus ses sources, quand bien même n’appartiennent-elles pas à l'éditeur pour lequel il travail.
À cette échelle, la citation a par ailleurs la vertu d'amener le background des personnages originaux dans l'ADN créatif des nouveaux venus.
Cette planche supra, évoquera pour l'amateur éclairé de comic books qui des Inhumains, qui de Thor, qui du Quatrième Monde ; le tout mariné aux sensibilités de ce début de IIIe millénaire : Black Lives Matter™, #MeToo™, etc.
Des mouvements contestataires exacerbés par l'occupant actuel du Bureau ovale, et contrôlés par le surmoi d'un « politiquement correct », qui transforme souvent lesdites sensibilités en susceptibilités.
Des évolutions qui ont au moins le mérite de donner des premiers rôles à des personnages qui du coup n'y auraient sûrement pas eu droit. Même si on peut, bien évidemment, trouver des contre-exemples (qui confirment la règle).
Toutefois la bande dessinée américaine n'a pas seulement assoupli la tolérance des éditeurs, elle a aussi évolué vers un amaigrissement plus ou moins significatif des scénarios que ces dernier proposent chaque mois.
Si le modèle économique du mensuel est encore de rigueur, les séries profitent souvent d'être lues en recueils (trade paperback).
Comme ceux que l'ont peut justement trouver en France, et pour la série qui nous intéresse, chez l'éditeur Urban Comics, dans une traduction de Julien Di Giacomo.
Avec 5 ou 6 mensuels d'un coup, la lecture prend un peu plus de densité.
Reste que se plonger dans Black Hammer c'est aussi passer beaucoup de temps à lire de longues discussions entre les personnages, et a contrario les voir aller des U.S.A. au Soudan, ou de Spiral City jusqu'au fin fond de l'espace en un seul « caniveau », ou en tournant une page. Les péripéties pugilistiques sont souvent, aussi, très vite réglées.
Dialogues nombreux, utilisation de la citation en tant que nouvelle grammaire ; la série de Jeff Lemire n'est pas sans rappeler le travail de Quentin Tarantino au cinéma (dommage qu'il ne lui ait pas aussi piqué son goût pour la salade de mandales).
Et à l'instar de son ainé, Jeff Lemire sait s'entourer.
Dean Ormston et Dave Stewart, dont j'avais déjà chanté les louanges pour la sortie du premier tome de Black Hammer [Pour en savoir +], sont rejoints par Dave Rubín sur Sherlock Frankenstein, et par Max Fiumara sur Doc Star. Nate Piekos s'occupe du lettrage comme Todd Klein, mais sur la mini-série Doc Star, et une place est réservée à Kike J. Díaz pour les aplats de couleurs sur Sherlock Frankenstein, une mini-série qui n'en manque pas.
Et je ne compte pas tous les artistes qui y vont de leur couverture supplémentaire, ou du designer.
Bref, tout un pool artistique qui contrebalance avec un embonpoint créatif certain, et surtout salutaire, la vacuité de certains passages des histoires de leur scénariste.
Si pour moi, une histoire, même de bande dessinée, repose avant tout sur son scénario. Autrement dit, je peux m’accommoder d'un dessin moins engageant du moment que le script est à la hauteur de mes attentes, force m'est de reconnaitre qu'ici mon intérêt est surtout lié à la performance des artistes.
Un autre facteur a joué, celui de lire d'une traite le maximum de numéros.
C'est-à-dire les deux derniers tomes parus de Black Hammer, les mini-séries Sherlock Frankenstein & Doc Star. Cette dernière est celle qui s'en sort le mieux avec peu de numéros au compteur.
Un modus operandi qui a bien entendu un coût, un peu plus d'une soixantaine d'euros au prix du neuf pour ces quatre recueils.
Lire Jeff Lemire, ça se mérite !
En résumé l'univers étendu de Black Hammer est une série qui pourra ravir les amateurs de Trivial Pursuit™ et ceux qui aimeraient que les super-héros soient plus qu'une simple distraction. Les lecteurs qui les aiment pour ce qu'ils sont, limités par leur nature, mais qui n'en ont pas pour autant fait leur religion, risquent d'être un poil déçus.
Jeff Lemire n'est en effet ni le roi des intrigues captivantes, ni un parangon de l'épique. Il est plus à l'aise dans le super-héros à échelle humaine. Le bigger than life est ici toujours teinté de fragilité et d'une bonne dose de pathos.
À ceux qui voudraient tenter l'aventure, je recommande de feuilleter les recueils en question ; si les planches qui s'y trouvent leurs plaisent, il y a de grandes chances que ça suffisent à leur bonheur. Le reste, se sera du bonus.
Pour ma part j'ai, je crois, trouvé un équilibre qui me fera continuer l'aventure.
Reste qu'au début des années 1960, contrairement au XXIème siècle comme nous le verrons, les maisons d'édition sont beaucoup plus protectrices.
Le procès intenté par l'éditeur qui deviendra DC Comics à l'encontre de Fawcett Comics et de son fleuron, Captain Marvel, est sûrement encore dans bien des mémoires.
En 2020 la frilosité a laissé place à une attitude que je qualifierais de postmoderne.
Ce terme, polysémique, est à entendre ici dans le sens que lui donne le critique Hiroki Azuma.
À savoir que la création relève désormais, aussi, du collage, de la fragmentation et de l'hybridation. Et que la culture est devenue un immense vivier où piochent les créateurs.
Lemire en a d'abord fait sa marque de fabrique lorsqu'il travaillait sur des commandes (work for hire) pour divers éditeurs.
The Terrifics (à partir de 2018) pour DC Comics, est par exemple un décalque (postmoderne) des Fantastic Four du Marvel Bullpen©. Mais déjà en 2012, Jeff Lemire s'inspirait fortement du B.P.R.D.™ de Mike Mignola pour inventer la série Frankenstein, Agent of S.H.A.D.E.[Pour en savoir +] toujours pour DC.
Mignola est d'ailleurs un modèle dont il n'a pas encore fini de solliciter l'inventivité, puisque l'univers étendu de Black Hammer, qui pour le coup n'appartient pas au seul éditeur (creator-owned) Dark Horse, n'est pas sans rappeler ce que fait le californien depuis le début des années 1990, justement chez le même éditeur, avec son Hellboyverse.
Mais il n'est pas ici question de faire un procès à quiconque, la bande dessinée américaine est, depuis ses débuts, un immense miroir aux silhouettes.
Le premier super-héros de ce qu'on appelle communément l'Âge d'argent, le Martian Manhunter, est ainsi une recréation de Superman.
Laquelle signale, soit dit en passant, que les origines du Kryptonien sont aussi à chercher du côté d'Edgar Rice Burroughs.
Flash ou Green Lantern, à la même époque seront actualisés à partir de personnages antérieurs.
Le miroir aux silhouettes est comme je le disais précédemment, inséparable de l'industrie de la BD étasunienne mainstream.
Cependant Jeff Lemire franchit un degré en ne dissimulant plus ses sources, quand bien même n’appartiennent-elles pas à l'éditeur pour lequel il travail.
À cette échelle, la citation a par ailleurs la vertu d'amener le background des personnages originaux dans l'ADN créatif des nouveaux venus.
Cette planche supra, évoquera pour l'amateur éclairé de comic books qui des Inhumains, qui de Thor, qui du Quatrième Monde ; le tout mariné aux sensibilités de ce début de IIIe millénaire : Black Lives Matter™, #MeToo™, etc.
Des mouvements contestataires exacerbés par l'occupant actuel du Bureau ovale, et contrôlés par le surmoi d'un « politiquement correct », qui transforme souvent lesdites sensibilités en susceptibilités.
Des évolutions qui ont au moins le mérite de donner des premiers rôles à des personnages qui du coup n'y auraient sûrement pas eu droit. Même si on peut, bien évidemment, trouver des contre-exemples (qui confirment la règle).
Toutefois la bande dessinée américaine n'a pas seulement assoupli la tolérance des éditeurs, elle a aussi évolué vers un amaigrissement plus ou moins significatif des scénarios que ces dernier proposent chaque mois.
Si le modèle économique du mensuel est encore de rigueur, les séries profitent souvent d'être lues en recueils (trade paperback).
Comme ceux que l'ont peut justement trouver en France, et pour la série qui nous intéresse, chez l'éditeur Urban Comics, dans une traduction de Julien Di Giacomo.
Avec 5 ou 6 mensuels d'un coup, la lecture prend un peu plus de densité.
Reste que se plonger dans Black Hammer c'est aussi passer beaucoup de temps à lire de longues discussions entre les personnages, et a contrario les voir aller des U.S.A. au Soudan, ou de Spiral City jusqu'au fin fond de l'espace en un seul « caniveau », ou en tournant une page. Les péripéties pugilistiques sont souvent, aussi, très vite réglées.
Dialogues nombreux, utilisation de la citation en tant que nouvelle grammaire ; la série de Jeff Lemire n'est pas sans rappeler le travail de Quentin Tarantino au cinéma (dommage qu'il ne lui ait pas aussi piqué son goût pour la salade de mandales).
Et à l'instar de son ainé, Jeff Lemire sait s'entourer.
Dean Ormston et Dave Stewart, dont j'avais déjà chanté les louanges pour la sortie du premier tome de Black Hammer [Pour en savoir +], sont rejoints par Dave Rubín sur Sherlock Frankenstein, et par Max Fiumara sur Doc Star. Nate Piekos s'occupe du lettrage comme Todd Klein, mais sur la mini-série Doc Star, et une place est réservée à Kike J. Díaz pour les aplats de couleurs sur Sherlock Frankenstein, une mini-série qui n'en manque pas.
Et je ne compte pas tous les artistes qui y vont de leur couverture supplémentaire, ou du designer.
Bref, tout un pool artistique qui contrebalance avec un embonpoint créatif certain, et surtout salutaire, la vacuité de certains passages des histoires de leur scénariste.
Si pour moi, une histoire, même de bande dessinée, repose avant tout sur son scénario. Autrement dit, je peux m’accommoder d'un dessin moins engageant du moment que le script est à la hauteur de mes attentes, force m'est de reconnaitre qu'ici mon intérêt est surtout lié à la performance des artistes.
Un autre facteur a joué, celui de lire d'une traite le maximum de numéros.
C'est-à-dire les deux derniers tomes parus de Black Hammer, les mini-séries Sherlock Frankenstein & Doc Star. Cette dernière est celle qui s'en sort le mieux avec peu de numéros au compteur.
Un modus operandi qui a bien entendu un coût, un peu plus d'une soixantaine d'euros au prix du neuf pour ces quatre recueils.
Lire Jeff Lemire, ça se mérite !
En résumé l'univers étendu de Black Hammer est une série qui pourra ravir les amateurs de Trivial Pursuit™ et ceux qui aimeraient que les super-héros soient plus qu'une simple distraction. Les lecteurs qui les aiment pour ce qu'ils sont, limités par leur nature, mais qui n'en ont pas pour autant fait leur religion, risquent d'être un poil déçus.
Jeff Lemire n'est en effet ni le roi des intrigues captivantes, ni un parangon de l'épique. Il est plus à l'aise dans le super-héros à échelle humaine. Le bigger than life est ici toujours teinté de fragilité et d'une bonne dose de pathos.
À ceux qui voudraient tenter l'aventure, je recommande de feuilleter les recueils en question ; si les planches qui s'y trouvent leurs plaisent, il y a de grandes chances que ça suffisent à leur bonheur. Le reste, se sera du bonus.
Pour ma part j'ai, je crois, trouvé un équilibre qui me fera continuer l'aventure.
(À suivre ......)
Bonjour,
RépondreSupprimerune fois n'est pas coutume, je te trouve un peu sévère avec cette série. C'est vrai que le récit parle plus à un habitué des superhéros qu'aux autres lecteurs, et même moi, il a fallu que j'aille chercher à qui correspond Talky Walky, n'ayant pas toute suite identifié M-11, le robot des Agents of Atlas.
Pour autant, j'ai bien aimé l'intrigue pour elle-même, et pas seulement en tant qu'exercice postmoderne d'utilisation de figures de style issues de la culture superhéros. J'ai trouvé les personnages assez originaux pour exister par eux-mêmes, déconnectés de leur superhéros de base. J'ai pris plaisir à retrouver Dean Ormston que j'avais appris à connaître sur la série Lucifer de Mike Carey.
Concernant la série Black Hammer, le premier tome m'avait fait l'impression d'un prologue, agréable, mais ne se suffisant pas à lui-même. Le tome 2 était plus consistant : des personnages mis à l'écart, à l'abri de tout danger, figés dans une sorte de stase qui les protège des évolutions factices de remise au goût du jour, imposées aux originaux, aux superhéros publiés par DC et Marvel. Cette stase avait été perturbée par l'arrivée de Lucy Weber, et par les essais des personnages de s'extirper de cette stase, de cet endroit dont ils sont prisonniers. Au fur et à mesure des retours dans le passé, le lecteur mesure mieux ce qu'ont perdu les uns et les autres. Au fur et à mesure des interactions dans le présent, il mesure mieux la volonté de certains de sortir de cette situation, soit en nouant de nouveaux liens sur des bases plus saines (pour Mark Markz), soit en regardant la réalité en face. Cette forme de captivité pèse sur chacun d'entre eux, et l'amertume ainsi générée s'exprime pleinement entre eux, puisqu'ils ne peuvent pas l'exprimer avec les habitants de Rockwood. L'intrigue globale progresse également puisque le lecteur apprend ce qu'il est advenu de Black Hammer (Joseph Weber) ce qui a vraisemblablement provoqué cet emprisonnement, et ce qui permet de le maintenir en l'état.
Je n'avais pas accroché à la minisérie Sherlock Frankenstein, pas très fan non plus des dessins de David Rubín. Par contre, Doctor Star, quel pied ! Et pas seulement en tant qu'hommage au Starman de James Robinson.
Si j'ai bien tout compris à ce que j'ai lu, le tome 4 m'est apparu comme étant le dernier de la série car il conclut l'intrigue de manière satisfaisante, assumant ouvertement l'hommage en mettant en œuvre des métacommentaires, évoquant aussi bien l'évolution des comics de superhéros, que les mécanismes de la création, ou encore le retrait d'une génération atteinte par la limite d'âge.
Bonne journée
Dont acte ! [-_ô]
SupprimerMais surtout, merci pour cet excellent retour (comme d’habitude).