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L'Effet KIMOTA !

« Le monde devient plus intéressant dès qu’on essaie de le cadrer. Cela aiguise la perception. » 
Michel Houellebecq 

 …. Le monde de la fiction aussi, serais-je tenté de dire mon cher Michel.
DV8 n°1 - 1997 - SEMIC
…. Le « grim and gritty » autrement dit le ripolinage de séries relativement innocentes en histoires à l’ambiance sombre et violente (voire sordide) est une ligne de fuite dont on s’accorde généralement à voir la mise à feu au milieu des années 1980 avec comme œuvres fondatrices, si j’ose dire Watchmen et le Dark Knight de Frank Miller.
Même si un petit peloton de séries de la même décennie peut prétendre rejoindre l’échappée de ces deux chefs d’œuvres (n’ayons pas peur des mots).

Toutefois, pour que cela soit bien clair j’entends par « grim and gritty » non pas l’astuce d’introduire des « effets de réel » dans les scénarios : l'éditeur Marvel l’avait fait dès le début des années 1960 lors du lancement de ce qui allait devenir l’univers partagé que nous connaissons aujourd’hui. 
Ce même éditeur a par ailleurs entériné cette nouvelle perspective (pour l’époque) durant les années 1970, et la Distingué Concurrence lui a emboîté le pas ; voir le run, emblématique mais pas unique, de Green Arrow & Green Lantern où les deux super-héros d’émeraude sous l’égide de Dennis O’Neil et de Neal Adams plongent dans le revers du Rêve américain, ce qu'on a appelé des comics « relevants » (Pour en savoir +).
Un peu plus tôt, toujours chez DC, la série Doom Patrol tentera de copier la recette Marvel avec un effet assez inattendu, elle "plagie par anticipation" la première série des X-Men (une effet qui s'explique par ailleurs très bien).

Plus dure sera la chute !
Special DC n°14 - SEMIC : un extrait de Green Lantern & Green Arrow
Non j’entends par « grim and gritty » la tendance à transformer les super-héros ou assimilé en des personnages sombres, torturés mais surtout désinhibés.
Et de le faire de manière presque systématique.
À tel point qu’à un moment donné, en tant que lecteur, j’ai eu l’impression (mais peut-être n’était-ce qu’une impression) que la totalité des séries avaient adopté cette ambiance.

Et pour moi la série qui met le feu aux poudre c’est la série britannique Marvelman (qui deviendra lors de sa publication aux U.S.A. Miracleman).

…. D’un personnage enfantin – dont le modèle n’est autre que Captain Marvel, personnage de l’éditeur Fawcett inventé après qu’un sondage eut révélé que la grande majorité des lecteurs était alors (1941) des enfants – or donc un personnage disais-je dont les aventures sont empreintes de fantaisie et d’une bonne humeur, et où tout finit bien. 
Un héros qui semble plus appartenir à la race des Toons qu’à celle des humains. 
Bref, Marvelman est à l'origine dans les années 1950/1960, une série rassurante et divertissante (et qui connaîtra presqu’une bonne dizaine d’années de succès de l’autre coté du Channel) et qui s’adresse en priorité à un public assez jeune. 
Miracleman - Editions Delcourt
D’un tel personnage donc, Alan Moore va faire, au début des années 1980 dans le magazine de bande dessinée britannique Warrior, un personnage adulte.
J’utilise de terme dans le sens où le Marvelman original, celui de Mike Anglo ressemble comme je l’ai dit, plus à un jeune enfant (même lorsqu’il se transforme) qu’à un véritable adulte.
Il a encore une certaine fraîcheur, une naïveté chez lui lorsqu'il tance les méchants , et qui d’ailleurs s’accorde bien avec ses aventures, toutes aussi naïves.

Moore lorsqu’il reprend le personnage montre un homme marié, vieilli, qui a des problèmes de santé, etc. 

En cela il prolonge le travail fait par la Marvel dès le début des années 1960 en accentuant encore plus les « effets de réel ». 
Toutefois on peut d'ores et déjà remarquer un changement, l’acquisition de ses super-pouvoirs – tout rocambolesque qu’elle soit, ne semble pas couler de source pour Mike Moran et son épouse.

Au contraire cette fantasmagorie le pousse à se poser des questions très terre-à-terre, en opposition à ce qui arrive traditionnellement dans ce genre d’histoire :
Vous me direz que jusque-là il n’y a pas beaucoup de différence avec une série Marvel des années 1960/1970.

Sauf que de changer un personnage qu’on a beaucoup de peine à imaginer vivre dans notre plan de réalité (le Marvelman original) en un personnage crédible (avec toutes les réserves que cela comporte) et surtout, selon une rotation de 180 degrés, est une nouveauté.

Toutefois le meilleur est à venir.

Une fois que son alter ego super-héroïque prend le pas sur Mike Moran (à l’époque la double identité était rarement remise en cause pas comme aujourd’hui où les personnages n’en n'ont plus vraiment l’usage), il devient l’égal d’un dieu et sa présence altère, modifie, le monde dans lequel il vit, c’est-à-dire par analogie, le notre. 
L'absence, dans un premier temps, d'autres super-héros, renforce le rapprochement.
Imaginons un instant ce que ce type de raisonnement entraînerait dans l'univers Marvel avec un personnage tel que Thor par exemple.

Tout le contraire d’un super-héros classique où l’incidence de son apparition ne change rien sinon la multiplication des menaces qui pèsent sur la ville dont il est le défenseur, ou sur la Terre (comprendre les U.S.A.) si c’est un personnage d’une plus grande envergure.
Les menaces et les antagonistes, ne sont là finalement que pour assurer la survie du personnage sur plan marchand. 
Nonobstant la démarche des auteurs qui peut être d’un ordre plus créatif s’entend.

On peut aller jusqu’à l’univers pour l’ampleur des menaces, mais en tout état de cause les changements sont cosmétiques et temporaires.
Je parle de changements sur le monde environnant, pas sur le fond ou la forme des histoires. Il n'est pas ici question de rebaunch lorsque je parle de changements.

Par exemple Green Arrow et Green Lantern dont une partie des aventures ont pris dans les années 1970 un tour très « réaliste » et assez sombre, n’ont finalement eu aucun impact sur le monde dans lequel ils vivaient, l'Amérique des années 1970.
Tout au plus quelques changements locaux, vite oubliés.
Bref, rien de nouveau sous le soleil.

Tout le contraire d’un Marvelman/Miracleman ou plus tard d’un Dr. Manhattan dans la série Watchmen du même Moore.

Warren Ellis dans sa série Planetary, et plus précisément dans le septième épisode (Pour en savoir +) ne s’y trompera pas lorsqu’il fera intervenir un super-héros qui se plaint justement de la tournure (psychotique & sombre) prise par les événements et qui ont aussi transformé sa propre personnalité. 

Si celui-ci évoque Superman, son discours renvoie directement à Marvelman :
Planetary #7
Le « coupable » c’est donc Moore avec Marvelman dit en substance (et entre les lignes) ce personnage. 

 …. Certes me direz-vous, mais les personnages de Watchmen - série dont je fais la pierre angulaire de la tendance « grim and gritty » (qui apparaîtra un peu plus tard) car cette série a acquis très rapidement une grande popularité et son impact sur la bande dessinée s’en ressent encore aujourd'hui (30 ans après) et bien plus que tout autre série -, sont des créations originales de Moore & Gibbons. 
Il n’y a pas eu de changement d'essence de personnages existants comme avec Marvelman

Oui et non comme vous le savez sûrement ; au départ il s’agissait d’utiliser le cheptel alors récemment acquis de l’éditeur Charlton mais finalement le staff de DC Comics jugera qu’il vaudrait mieux, vu la tournure du scénario de Watchmen, ne pas sacrifier ces personnages – ceux de Charlton – et les garder en réserve. Moore & Dave Gibbons en seront quitte pour en inventer de nouveaux. 
Une option qui se révélera en définitive plus payante. 

L’une des apories du « grim and gritty », et qui a contrario fait la force de Watchmen car elle n’emprunte pas ce chemin, c’est cette tendance dans un univers partagé, obsédé par la « continuité » - terme qui je le rappelle ne désigne pas des séries feuilletonnantes, « à suivre », mais la volonté que tous les comic books de cet univers d’encre et de papier ne forment qu’un seul récit. 
Une sorte d’über-BD. 
Donc le talon d’Achille de la tendance « grim and gritty » c’est qu’elle n’est pas tenable dans la « continuité », ni surtout sur un très long terme. 

Ce qu’ont bien compris Moore & Gibbons qui n’écrivent et dessinent qu’une maxi-série, déconnectée justement de la « continuité » de l’univers de DC Comics (mais c'est en train de changer). 
Si le principe que j’appelle l’effet « Kimota » est respecté (du moins tel que je l’entends : changement à 180 degrés d’un personnage et impact sur le monde où il vit à l'instar d'une Singularité*), l’univers dans lequel arrive au moins un personnage de ce type devrait changer du tout au tout. 

Voir ce qui arrive dans Miracleman ou dans Watchmen. Cette dernière série est même, par la force des choses une uchronie : la sauce Heinz ou les mandats de Nixon. L’issue de la guerre du Vietnam, etc. 
À moins d’accepter des changements drastiques sur des dizaines d’années – ce que durent les séries de super-héros pour les plus populaires – ce qui ne seraient guère tenables, sans parler de la bronca d’une frange du lectorat toujours prompte à se manifester (voir les premiers numéros de Captain America par Nick Spencer). 

C’est pour ça que l’aspect le plus facilement reproductible (toutes choses égales par ailleurs) de l’effet « Kimota » et qui débouchera sur la mouvance dite « grim and gritty », qui est une sorte d’aboutissement si je puis dire dont les prémices apparaissent dès les années 1960 sous l’autorité de Stan Lee, Jack Kirby et Steve Ditko (qui ont introduit dans la BD de super-héros des « effets de réel ») et se durcit ensuite au cours des années 1970, ne concerne que l’introduction de plus en plus « d’effets de réel », et une tendance à inventer ou réinventer (à partir de la deuxième moitié des années 1980) des super-héros désinhibés, plus proche de l’hôpital psychiatrique que du panthéon (si je peux me permettre un poil d’exagération). 

Mais finalement aucun changement sur le monde où vivent ces personnages.
Certaines séries néanmoins, envisagent des changements, The Authority par exemple à tenter de surfer sur la vague de l'effet Kimota

 …. Marvelman & Watchmen ont apporté un ton original et novateur en tentant de mesurer l’impact qu’auraient des super-héros dans notre monde. 
Moore, d’ailleurs bien conscient de ce qu’on l’accuse d’avoir fait, entreprend, lors de son retour dans le mainstream, avec le personnage Suprême d’abord, puis avec Americ’s Best Comics, un label que je n’ai pas hésité à qualifier de sigil (Pour en savoir +), de renverser la vapeur non sans garder ce qui était au cœur même de ses projets (Marvelman & Watchmen) – à savoir que la présence de super-héros (de la science ou de la magie) modifie le monde dans lequel ils vivent (voir Tom Strong ou encore Promethea) et un changement à 360° de l’essence d’un grand nombre de super-héros en les rendant plus « solaires » que sombres et torturés. 

Tendance qui était en vogue au moment où il lance son label chez l'éditeur WildStorm.
.... Pour terminer, je me demande dans quelle mesure, l'introduction d'une créature lovecraftienne dans Watchmen, a pesé sur l'impact qu'a eu cette maxi-série sur l'industrie de la bande dessinée outre-Atlantique en y propageant le « grim and gritty » ?  

______________
*Marvelman, Watchmen tout autant que Superman (en 1938) peuvent être considérés comme des Singularités, dans le sens que leur donne l'auteur de science-fiction Vernor Vinge (Pour en savoir +). 

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