Accéder au contenu principal

Un homme d'ombres [Jeff Noon / Marie Surgers]

On peut tenter de définir l'écriture de Jeff Noon, sans toutefois épuiser totalement le sujet, en disant qu'il pratique une littérature de la « saturation » : idées, sentiments, mots, sensations, y fourmillent au-delà de toutes nos attentes. 
Ce versant permet d'offrir ainsi une seconde voix aux lecteurs, qui ne doit rien - ou presque - à l'excitation du récit proprement dit. 
Comme ici avec « Un homme d'ombres », incursion - sans faux-fuyant – du Mancunien, dans la veine hard-boilded dick du polar. Premier tome des enquêtes du détective privé John Nyquist, qui devrait à terme en compter trois. Chacune se déroulant dans une ville différente. Et différentes de toutes celles qu’on pourrait connaitre. 
            Des villes qui lui ont été inspirées par Les Villes invisibles, l'ouvrage d'Italo Calvino. Même si Soliade, la ville principale du roman dont il est question ici, a été construite en pensant à ces zones, éclairées en permanence, de Tokyo, où les salles d'arcade accueillent des joueurs 24/24. 
Soliade donc, qui côtoie sa sœur jumelle Noctura, où il fait toujours nuit. Toutes les deux partagent d’être séparées du ciel par un champ d'ampoules, et entre elles par Crépuscule, siège de toutes les peurs. 
Ces deux villes, qui vivent bien évidemment en dehors des rythmes naturels, ont une particularité supplémentaire : le temps horaire y est relatif. 
            La chronologie y est ainsi l'objet d'un commerce, et un puissant marqueur social. Et comme de juste, l’objet d’un trafic florissant. Sans oublier d'être le vecteur d'une maladie. 
C'est donc dans ces conditions très particulières, qui je le précise ne le sont pas pour John Nysquist, que le privé destiné à être récurrent, devra mener son enquête sur la disparition d'Eleanor Bale
Mais comme si cela ne suffisait pas, un tueur en série, surnommé Vif-Argent, tient un body count en constante augmentation ; alors qu'une nouvelle drogue, le « Kia™ », fait son chemin.
            Si Nysquist est un détective privé de type « dur-à-cuire », il boxe plutôt dans la catégorie qu'a inaugurée en son temps Philip Marlowe. Et qu'un Lew Archer a su défendre avec un certain talent. Rien d'étonnant à ça, puisque le premier a inspiré le second, et que Ross Macdonald, père littéraire d'Archer, est aussi l'un des romanciers favoris de Jeff Noon. 
Ce qui transparaît d'ailleurs en lisant « Un homme d'ombres », lequel lui rend - entre autres choses - un bel hommage. 
            Comme Lew archer, lui aussi divorcé et solitaire, John Nysquist décape les faux-semblants avec une bonne dose d'ironie, plutôt qu'avec ses poings. Et la cellule familiale occupe dans ce premier tome, comme chez le natif de Long Beach, un rôle capital. Au point que certains aspects de la jeunesse de Ross Macdonald se retrouvent également dans la biographie de la jeune Eleanore Bale
Résultat d’un écho morphogénétique, à n’en pas douter. 
La disparition, et surtout ce que cela déclenche, outre d'immerger à peu de frais les lecteurs dans ce qu’ils lisent, est aussi un prétexte très intuitif pour cartographier le monde que nous offre de découvrir ce roman. Composé principalement de deux villes, Soliade & Nocturna qui, symboliquement, représentent l'éternelle oscillation entre deux forces dont le polar a, de tout temps, fait son carburant favori : « voir » et « cacher », il mérite d'être visité. 
            Hormis donc son contexte attachant, qu'on peut décemment qualifier d'exotique, « Un homme d'ombres » n'est pas un roman expérimental. Mais bien un polar pur jus, qui, si on veut le présenter succinctement, se déroule en 1959, dans une ville traversée par une multitude de fuseaux horaires, où chaque profession dispose de sa propre chronologie, lesquelles sont payantes. 
L'enquête quant à elle, suit le même protocole rigoureux que dans n'importe quel polar.
            « Un homme d'ombres » est un roman qui mérite le temps qu'on y consacre, et une belle entrée en matière pour les deux suivants.
 
(À suivre .......

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Triple frontière [Mark Boal / J.C. Chandor]

En même temps qu'un tournage qui devait débuter en 2011, sous la direction de K athryn B igelow, Triple frontière se verra lié à une tripotée d'acteurs bankables : S ean P enn, J avier B ardem, D enzel W ashington. Et même T om H anks. À ce moment-là, le titre est devenu Sleeping dogs , et d'autres noms circulent ( C hanning T atum ou encore T om H ardy). Durant cette période de valses-hésitations, outre M ark B oal au scénario, la seule constante restera le lieu où devrait se dérouler l'action. La « triple frontière » du titre est une enclave aux confins du Paraguay , du Brésil et de l' Argentine , devenue zone de libre-échange et symbole d'une mondialisation productiviste à fort dynamisme économique. Le barrage d' Itaipu qui y a été construit entre 1975 et 1982, le plus grand du monde, produirait 75 % de l’électricité consommé au Brésil et au Paraguay . Ce territoire a même sa propre langue, le « Portugnol », une langue de confluence, mélange d

The Words

... The Words ( Les Mots ) est un film qui avait tout pour me séduire : le roman en tant qu'élément principal, des acteurs que j'aime bien ; D ennis Q uaid, J eremy I rons, J . K . S immons et B radley C ooper. Éléments supplémentaire l'histoire se révèle être une histoire dans l'hisitoire. Ou plus exactement un roman à propos de l'écriture d'un roman, écrit par un autre ; entre fiction et réalité.  Je m'explique. Clay Hammon fait une lecture public de son dernier livre The Words dans lequel un jeune auteur, Rory Jansen , en mal de reconnaissance tente vaille que vaille de placer son roman chez différents éditeurs. Cet homme vit avec une très belle jeune femme et il est entouré d'une famille aimante. Finalement il va se construire une vie somme toute agréable mais loin de ce qu'il envisageait. Au cours de sa lune de miel, à Paris , son épouse va lui offrir une vieille serviette en cuir découverte chez un antiquaire, pour dit-elle qu'

Big Wednesday (John Milius)

Une anecdote circule au sujet du film de J ohn M ilius, alors qu'ils s’apprêtaient à sortir leur film respectif ( La Guerre des Etoiles , Rencontre du Troisième Type et Big Wednesday ) G eorge L ucas, S teven S pielberg et J ohn M ilius  auraient fait un pacte : les bénéfices de leur film seront mis en commun et partagés en trois. Un sacré coup de chance pour M ilius dont le film fit un flop contrairement aux deux autres. Un vrai surfeur ne doit pas se laisser prendre au piège de la célébrité  Un vrai surfeur ne doit pas se sentir couper des siens. Il ne doit pas courir derrière les dollars, ni gagner toutes les compétitions. [..] M idget F arrelly champion du monde de surf 1964  ... Big Wednesday est l'histoire de trois jeunes californiens dont la vie est rythmée par le surf ; on les découvre en pleine adolescence au cours de l'été 1962, et nous les suivrons jusqu'à un certain mercredi de l'été 1974.   L'origine du surf se perd dans la nuit des